« Slow travel » : une traduction impossible…

S’il est difficile d’éprouver une sympathie immédiate et spontanée pour la langue de Shakespeare, force est de reconnaître qu’elle recèle néanmoins quelques mots et expressions qui n’ont pas leur équivalent en français. Le mot slow en fait partie et, à l’heure d’écrire les bienfaits du slow travel en Sardaigne, je me suis trouvé bien en peine de trouver l’équivalent dans la langue de Molière.

Certes, j’aime la nature, donc j’aime le brouillard, la pluie, les belles pelouses bien vertes, les jardins à l’anglaise, et j’aime la littérature, donc je suis fan de Virginia Woolf, de Daphné du Maurier et de D.H. Lawrence, mais je n’aime pas les rois (un peu plus les reines), je déteste le pudding, la jelly, les uniformes et les cravates de Cambridge. Le Cercle des poètes disparus m’horripile et m’insupporte, et j’ai le malheur d’avoir été adolescent à une époque où l’Angleterre nous mettait systématiquement une dérouillée en rugby, malgré le fameux french flair incarné par les Blanco, Sella et autres Saint-André. « Nul ne guérit de son enfance », chantait Ferrat…

Je ne peux donc pas décemment aimer l’anglais. Et que dire de sa version « ricaine », sorte de verbiage chewing-gumesque aussi collant, gluant et poisseux que le fog british ou, pire, du terrible smog.

Pour un amoureux de la langue française – celle qui se parle mais aussi celle qui donnera ses lettres de noblesse au french kiss – concéder à l’anglais la pertinente supériorité d’un sens qui n’a pas d’équivalent en français est un acte de prostitution intellectuelle aussi dévoyé que de s’engager dans l’armée. Ou un aveu d’impuissance, ce qui reste un paradoxe en termes de prostitution. Bref, ne pas arriver pas à traduire l’expression slow travel ressemble à une défaite. Mon Waterloo sémantique. D’ailleurs, si Grouchy avait accéléré un peu, plutôt que de sucrer les fraises en admirant la campagne belge (tout le monde conviendra que la Belgique n’est vraiment pas le pays idéal pour le slow travel), la gare de Waterloo serait à Paris.

Mais, avant de s’avouer vaincu, tentons quelque chose, puisque « impossible n’est pas français »…

Un peu d'étymologie...

Étymologiquement, slow vient du moyen anglais slaw (ou vieil anglais slāw : « lent, inerte, paresseux, tardif, torpide, lent »), du proto-germanique *slaiwaz (« émoussé, terne, faible, mou »), peut-être du proto-indo-européen *sleyH-u- (« mauvais »). En latin, c’est le mot lentus, qui signifie « souple, élastique, flexible », avec parfois une acception morale : « indolent, nonchalant ». Et même « flegmatique », comme chez Cicéron, dans le De Oratore : lentus existimor (« je passe pour flegmatique »). Et, quand on parle de « flegme », on pense bien évidemment aux Anglais…

Dans ce même traité, Cicéron exposait un peu plus tôt : « Enfin, il n’est rien dans la nature qui se répande à la fois d’un seul jet, ou qui prenne en un instant tout son essor ; et les choses dont l’action doit être la plus impétueuse, sont préparées par des commencements lents et modérés. » (De Oratore 2,78).

De nos jours, le terme « lent » a perdu en français ses implications morales antiques : on ne l’utilise plus que pour décrire une durée ou un rythme, que ce soit au sens propre ou figuré, par opposition à « rapide ».

Et le « slow travel » ?

Alors, comment traduire le slow travel ? Il y aurait bien les mots « flâner », « musarder », « déambuler », « lambiner », mais tous ces mots comportent une notion de passivité, et presque de paresse, quelque peu éloignée de l’idée d’origine. Sans parler de la notion de vagabondage, encore plus éloignée : « errer », « vagabonder », « vadrouiller », et même le péjoratif « clampiner ».

Plus proche sémantiquement, « (se) baguenauder » est aujourd’hui désuet. À moins de lire Delerm, qui s’y connaît en « moments suspendus » : « Tu te baguenaudais mignardement entre Alceste et Philinte, et moi je suis Cyrano » (Les Gens sont comme ça, « Ah oui, non mais moi »). Le genre de phrase qui régale pour la journée… sous réserve de connaître un peu Molière.  Ou encore lorsqu’il évoque Les Vacances de monsieur Hulot : « D’une main Elle tient son sac, et, de l’autre, quand ils se baguenaudaient au soleil, un pliant. »

A priori, un mot seul ne permet donc pas de rendre compte de la réalité de ce mode de voyage. Alors, qu’ajouter ? « En douceur », ou le plus moderne « déconnecté » (de toutes les urgences et impératifs de le vie moderne ?), ou encore, avec une notion de développement personnel « en pleine conscience » ? Bof… Ces expressions ne capturent pas nécessairement toutes les nuances du concept… pour la bonne raison qu’il appartient à chacun de lui donner sa propre définition.

On en deviendrait presque nostalgique des années 80, époque où le slow évoquait tout simplement et sans équivoque possible une danse dont la facilité n’avait d’égal que son intérêt à créer de la proximité… Mais notre époque est plus complexe…

Slow travel, slow sex et slow littérature : le slow mouvement fait son show

Depuis la fin des années 80, le slow est donc à toutes les sauces, à commencer logiquement par la slow food (terme né en Italie en 1986 pour protester contre l’ouverture d’un McDonald’s à Rome et contre la restauration rapide standardisée). S’ensuivront le slow sex, le slow money, le slow cities, la slow fashion, la slow TV, etc. Bref, un slow movement pour une slow life.

Slow travel

Ce slow travel serait donc une sorte de combinaison du resfeber suédois (littéralement « fièvre du voyage », mais à comprendre comme une sorte d’excitation mêlée à l’anxiété de l’inconnu) et du stravaig écossais (qui décrit l’action de se balader sans but précis, de musarder), assaisonné toutefois d’une pointe de shoganai japonais (sorte d’acceptation philosophique du concept très bouddhiste de l’impermanence, que l’on pourrait traduire par le fataliste « c’est ainsi »).

Le slow travel se passe donc avant tout dans la tête. L’écrivain Céline écrivait en préambule de son Voyage au bout de la nuit – rare ouvrage que l’on peut adorer en détestant autant l’auteur que le style : « Voyager, c’est bien utile, ça fait travailler l’imagination. Tout le reste n’est que déceptions et fatigues. »

La démarche est « lente » mais surtout « immersive », et tout est question de rythme. Les bars qui mettent deux heures à vous servir deviennent à nouveau accueillants et, s’ils offraient la possibilité de torréfier nous même le café, nous le ferions. Ce n’est pas la « première gorgée de bière » de Delerm, mais déjà les instants qui la précédent : le moment où l’on s’assoit en terrasse, où l’on passe la commande, où la serveuse apporte la pinte…

Slow sex

Lorsque Clémenceau, adepte des bons mots, dit que « le meilleur moment de l’amour, c’est quand on monte l’escalier », il fait preuve d’une sagesse qui passe un peu inaperçue. Le désir est un plaisir facile, accessible à tous, dont il convient de se satisfaire et de rechercher pour toucher au bonheur.  Le slow sex est à ce titre une forme d’incarnation charnelle du slow travel… [Je n’habite qu’au deuxième étage ; c’est frustrant, j’envisage donc de déménager pour un quinzième sans ascenseur]. Car le plaisir réside avant tout dans la gestion du désir ; le fumeur de pipe le sait bien : émietter le tabac, remplir progressivement le fourneau en petites pincées successives, sans tasser le tabac, tester le tirage et enfin l’allumer sont autant de petits moments suspendus qui participent au plaisir avec autant de garantie de succès que des préliminaires amoureux. Le désir est un plaisir qu’il ne faut pas bouder, surtout si l’on garde à l’esprit que la suite peut être décevante…  Le fumeur de pipe qui prend l’escalier est un épicurien dilettante, là où le fumeur de nicotine qui prend l’ascenseur est un pornographe égoïste et éjaculateur précoce.

Néanmoins, comme pour les autres aspects du slow mouvement, l’idée du slow sex n’est pas de toujours aller lentement, mais de trouver un équilibre. L’écrivain canadien Honoré résume cette philosophie ainsi : « Soyez rapides si le bon sens le commande et lents quand la lenteur est requise. » L’accélération au moment opportun est bien la garantie de la survie de l’espèce.

Slow littérature

De la procréation biologique à la création littéraire ou artistique, il n’y a qu’un pas : la (pro)création est un phénomène si mystérieux que l’idée même d’y participer peut suffire au plaisir… Les écrivains sont les mieux placés pour en parler, tel Rainer Maria Rilke, qui propose une comparaison entre création poétique et activité sexuelle. Il écrit ainsi à Kappus (dans Lettres à un jeune poète) :

« Vous l’avez fort bien caractérisé par votre mot : « Vivre et écrire en rut. » – Et de fait, l’expérience vécue de l’art est incroyablement proche de la vie sexuelle, de sa douleur et de sa jouissance, au point que les deux phénomènes ne sont que deux formes différentes d’un seul et même désir, d’une seule et même félicité. Et si, au lieu de rut – il était permis de dire sexe, dans le sens grand, large, pur, là où nulle Église ne saurait venir égarer ses soupçons, alors son art serait très grand, et infiniment important. »

En littérature, la lenteur laisse la place au vide, à cette fameuse page blanche, source de plus d’espoirs que de désillusions. Baudelaire, en comparant l’albatros au poète et en qualifiant le premier d’« indolent compagnon de voyage » ne s’y est pas trompé. Ici, la lenteur n’est ni mollesse ni apathie, mais bien nonchalance et indolence. Elle laisse la place au vide, qui permet la création (du sentiment amoureux ?) et nombre d’écrivains ont loué cette lenteur créatrice…

Pessoa commence ainsi Le Livre de l’intranquillité : « Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci – que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi » (lettre à Mario de Sa-Carneiro, qui se suicidera un mois et demi après).

Avec L’Homme pressé, Paul Morand invitait à « ralentir », stigmatisant les dangers d’une vie menée à un rythme effréné et plaidant pour l’importance de savoir apprécier le moment présent.

Plus récemment, Milan Kundera a écrit La Lenteur (1995), un roman qui mêle fiction et réflexions sur la lenteur, le libertinage et la société moderne. Il se réfère notamment à Point de lendemain, sorte de conte « libertin » de Dominique Vivant Denon (XVIIIe, plus connu pour ses activités de muséologue, notamment au Louvre), écrit dans un style très vif et concis, dont la simplicité tranche avec la complexité des sentiments décrits, et dans lequel on trouve cette phrase magnifique, entre deux baisers des protagonistes : « Le silence vint, on l’entendit (car on entend quelquefois le silence), il effraya. » The Sound of silence… Et un peu plus loin : « Nous nous entretenions dans le silence par le langage de la pensée. »

Dans ce même conte, l’auteur décrit avec moult sous-entendus les délices d’un amour charnel, et termine par : « Tout ceci avait été un peu brusqué. Nous sentîmes notre faute. Nous reprîmes ce qui nous était échappé, avec plus de détail. Trop ardent, on est moins délicat. On court à la jouissance, en confondant toutes les délices qui la précèdent. On arrache un nœud, on déchire une gaze. Partout la volupté marque sa trace, et bientôt l’idole ressemble à la victime. »

Mais, parfois, l’accélération est nécessaire, et la création littéraire se plaît aussi dans l’urgence, la précipitation ou la rapidité : Sagan écrit Bonjour tristesse en un été, Dostoïevski, pressé par le chantage de son éditeur, écrit Le Joueur en moins d’un mois, et Stendhal, animé par la passion de son sujet, dicte La Chartreuse de Parme en cinquante-deux jours…

L’art et le cinéma aussi ont leur « lenteur ». Au cinéma, les films d’action vont souvent trop vite et les films d’art et d’essai pas assez. Heureusement il y eut Rohmer et maintenant Mouret, des slow travellers du septième art… Et en peinture, il y a les estampes japonaises de l’époque d’Edo (XVIIe au XVIIIe siècle) ; pour elles, les Japonais ont un mot : l’ukiyoe (浮世絵), qui signifie « image d’un monde éphémère et flottant ». Tout un programme…

Ces mots étrangers intraduisibles…

Toutes les langues qui nous sont étrangères possèdent des mots dont nous apprécierions avoir l’équivalent en français ; ils condensent en un seul terme ce qui nécessiterait une phrase entière en français. Le plus souvent, ces mots rendent compte de concepts ou de sentiments, voire d’attitudes ou de comportements, révélateurs d’une psychologie qui nous échappe parfois.

Pour l’expression des sentiments, l’un des mots les plus intéressants est le portugais saudade, qui entremêle avec subtilité les notions de mélancolie, de nostalgie et cependant d’espoir. Ce saudade portugais correspond peu ou prou au mot roumain dor, qui évoque un sentiment complexe mêlant le manque de quelqu’un ou de quelque chose à une émotion douce-amère. Avec cette même subtilité… Les Japonais ont le koi no yokan, qui exprime une prémonition amoureuse, le sentiment de l’amour qui arrive. Les Norvégiens ont le foreskelt, qui rend compte du bonheur que l’on ressent progressivement lorsqu’on tombe amoureux. Et les Tagals (aux Philippines) ont le kilig pour imager les papillons dans le ventre quand on est amoureux. Enfin, le mudit (en sanskrit) est le bonheur de voir quelqu’un d’autre heureux. Pour décrire l’émotion intense ressentie devant une œuvre d’art, les Espagnols ont le duende.  

Concernant les attitudes, l’irusu (japonais) caractérise le fait de se faire le plus discret possible et de prétendre ne pas être chez soi lorsque quelqu’un sonne à la porte. Pour exprimer le fait de se lever tôt, les Espagnols utilisent le verbe madrugar, et les Italiens parlent de sprezzatura pour traduire la fausse négligence, l’art de donner une impression de facilité à quelque chose de très recherché. Enfin, l’expression hawaïenne Pana po’o traduit l’action de se gratter la tête en réfléchissant.

Dans un registre de vocabulaire différent, la trace laissée par un verre ou une tasse sur la table se dit culaccino en italien. Dans la même langue, l’abbiocco exprime l’état de somnolence après un repas trop copieux…. Le tsundoku japonais désigne cet empilement de livres à son chevet – livres qu’on lira, ou pas… Les Japonais, poètes par intermittence…, ont aussi le komorebi (la lumière du soleil à travers les feuilles des arbres) et le kawaakari (le reflet de la lune sur l’eau), que les Turcs nomment yakamoz et les Suédois Mångata.

Quant au mot qui désigne le reflet du soleil dans la mer… il ne reste plus qu’à l’inventer.

 

Inversement, certains mots n’existent qu’en français…

 

Il semble que certains mots français n’aient pas leur équivalent dans les autres langues. Les mots « dépaysement », « retrouvailles » et le sensuel « affriolant » sont ainsi typiquement français, et, moins surprenant, certains mots composés : le « savoir-vivre », le « savoir-faire », ou encore un « pied-à-terre ». Et enfin quelques expressions telles que « un je-ne-sais-quoi », « du déjà-vu », « le quant-à-soi », « des on-dit »…

 

Pour boucler la boucle, Baudelaire, en « popularisant » le spleen, reprend un mot anglais (qui signifie « la rate »), mais en lui donnant un sens propre, que seul le français envisage ainsi, pour caractériser un mal-être, une mélancolie (proche de la saudade ?) et un mal de vivre.

Tsundoku
Tsundoku
Yakamoz
Yakamoz
Komorebi
Komorebi