Le grand orgue de Notre-Dame-du-Bon-Voyage, à La Seyne-sur-Mer

À la mairie de La Seyne-sur-Mer, la culture occupe une place que d’aucuns (je n’ai pas trouvé meilleur terme pour dénombrer ceux qui s’y intéressent, dans ladite mairie) qualifieraient d’inexistante. C’est ennuyeux, surtout pour le patrimoine en péril de la commune. C’est ainsi qu’au cœur de la ville, un chef-d’œuvre du XIXe siècle agonise lentement dans une sorte de cancer des voies respiratoires : le grand orgue de l’église Notre-Dame-du-Bon-Voyage, au centre-ville, est aphone, amputé d’une partie de ses « cordes vocales ».

Érigé par le « facteur » (c’est ainsi que l’on qualifie un fabricant d’orgue) Mader à la fin du XIXe siècle, il a été (mal….) restauré dans les années soixante, et le dernier « relevage » (ou restauration), par Koenig, en 1988, commence à dater sérieusement…

Un orgue est un orchestre à lui tout seul : un incroyable assemblage de plus de deux mille tuyaux, de tous les diamètres, de toutes les tailles et toutes les formes, ainsi qu’une soufflerie complexe, des hanches, des tirants, et quantités d’autres subtilités instrumentales qui permettent, pour celui de La Seyne, de déployer vingt-neuf jeux, sur deux claviers et un pédalier.

Prospectus Association des Amis de l'orgue

Dans l’église Notre-Dame-du-Bon-Voyage, plus d’une centaine de tuyaux sont hors d’usage, condamnant l’orgue au silence. Au fil des ans, cette machinerie exceptionnelle se grippe au gré des variations de température et des ravages du temps – les hanches se désaccordent, l’étanchéité de la soufflerie fait défaut, les tuyaux se remplissent de poussière –, nécessitant un entretien constant, du simple accordage au relevage d’envergure, qui nécessite la dépose de tous les tuyaux.

Mais cet entretien et cette restauration coûtent cher. Très cher. Le budget est de l’ordre de plusieurs centaines de milliers d’euros. Mais l’on peut aussi relativiser ce montant : il équivaut à peu près au cachet que devrait percevoir Aya Nakamura pour se produire lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris. Certes, pour chanter du Piaf, mais tout de même… Comparé à d’autres chantiers pharaoniques, le coût de la restauration de l’orgue semble ridicule : ainsi le budget alloué aux réparations de la cathédrale Notre-Dame de Paris serait 2 000 fois plus important, celui de l’assainissement des eaux de la Seine environ 3 000 fois supérieur, et celui de la fabrication du futur porte-avions français quasiment 10 000 fois. Faire une croix sur ce fleuron de l’armée française aussi inutile qu’indécent permettrait d’entretenir tous les orgues de France, au nombre de 10 000.

Je n’ai rien (enfin presque…) contre Aya Nakamura, mais ses chansons sont tout de même le symbole de l’indigence linguistique et poétique, au même titre qu’un Jul qui remplit les stades d’aficionados encore plus décérébrés que les supporteurs de l’OM (c’est dire) ou qu’un Christophe Maé qui nous fatigue avec ses transcendants « Il est où, le bonheur ? » et ses non moins spirituels « J’allume des bougies ». Tous ces « artistes » font tout de même bien mal à(u) la culture. Il ne fait aucun doute que les deux milliards de téléspectateurs de la cérémonie d’ouverture des JO se passeraient volontiers – on peut rêver – d’Aya Nakamura s’ils savaient que ce cachet « nakamuresque » était utilisé pour restaurer l’orgue de La Seyne.

Certes, pour voir cet orgue, il faut lever la tête. Mais il faut d’abord rentrer dans l’église Notre-Dame-du-Bon-Voyage, ce qui, à l’exception d’un enterrement, ne se fait plus guère. Impossible pourtant de rater l’édifice, coincé entre le centre-ville et le parking Martini. Construite au XVIIe siècle, elle doit sa façade actuelle aux restaurations entreprises en 1890 grâce au mécénat de Michel Pacha, qui en profita pour financer un nouvel orgue, inauguré en 1892, et dont la fabrication fut confiée au facteur Mader.

Mais, que l’on soit croyant ou non, religieux ou athée, gnostique ou agnostique, il est difficile de rester insensible à la symphonie majestueuse des grandes orgues. Il suffit pour cela de rentrer dans une église un jour où l’organiste est présent – cette occasion se renouvelant a minima lors des très nombreux jours fériés que la chrétienté a légués à la République, qui continue à nous les octroyer généreusement, plus par tradition et respect des acquis sociaux que par souci religieux.

Certes, entrer dans une église peut faire naître une perplexité anxiogène à la vue d’un confessionnal – l’arme fatale du diktat des « agenouilleurs » (terme emprunté à Michel Onfray) – ou de reliques, dont le commerce et l’idolâtrie nous rappellent les heures les plus sombres d’une chrétienté symbole d’obscurantisme. On peut aussi être écœuré par les sermons moralisateurs venus de la chaire (aujourd’hui désuète), notamment à l’égard des plaisirs de la chair… Mais de la locution ad nauseam à celle d’ad libitum, il n’y pas loin : on prend donc aussi le « risque » de trembler d’émotion devant la puissance époustouflante d’un Salve regina à faire frissonner l’épiderme, surtout si celui-ci est accompagné par l’orgue, propre à nous transporter au septième ciel. En jargon footballistique, aussi dégénéré que le lexique nakamurien, mais particulièrement imagé et compréhensible, on dit que ça « fout les poils ». De la grand-messe du football à celle du saint office…

On peut donc abhorrer le confessionnal ou le raisonnement litanique, psalmodique et mécanique d’un Credo, mais légitimement adorer la résonance émotionnelle d’un Salve regina. La foi a ses raisons que la raison ne connaît pas, n’en déplaise à saint Thomas d’Aquin.

Un grand orgue, c’est donc du patrimoine émotionnel émouvant, quasi vivant, vibrant et vibratoire : écoutez une Toccata et fugue, de Bach, ou un Salve regina, et participez financièrement en contactant l’« Association des amis du grand orgue de l’église Notre-Dame-du-Bon-Voyage » (coordonnées sur le prospectus en photo)…

Voilà pour l’orgue de La Seyne-sur-Mer, ce qui devrait suffire à ravir les Seynois, les croyants, les mélomanes et les amoureux du patrimoine.

 

Mais, pour rester dans ma thématique habituelle – la langue française –, le mot « orgue » mérite quelques explications supplémentaires…

Parmi toutes les exceptions et les particularismes dont la langue française regorge (et dont les dictionnaires et les grammaires dégorgent), les mots « amour », « orgue » et « délice » occupent une place bien connue, dont l’originalité est de changer de genre en fonction de leur nombre. Il est traditionnellement admis que ces mots, masculins au singulier, deviennent féminins au pluriel. Mais la règle (ou plutôt l’exception) est plus subtile.

« Amour », « orgue » et « délice » : masculins ou féminins ?

Si, effectivement, « amour », « orgue » et « délice » sont toujours masculins au singulier, ils ne sont pas pour autant toujours féminins au pluriel. D’ailleurs, pendant longtemps, le genre de certains mots n’était pas forcément fixé.

 

Quand il désigne les putti, ces petits anges symbolisant l’amour (ces « chérubins païens »), le mot « amour » reste masculin au pluriel : les amours peints par Fragonard sont aussi célèbres que ceux de Raphaël dans la chapelle Sixtine. Quand il évoque un amour qui n’est pas charnel, le genre du pluriel n’est pas figé, et les grammaires et dictionnaires ne sont pas toujours d’accord. Ainsi, il n’est pas incorrect de lire « des amours fraternels » mais « des amours enfantines ». Le féminin pluriel semble plutôt réservé pour l’amour charnel, physique, évidemment poétique… Mais il peut exister aussi bien des « amours interdits » que des « amours interdites »…

« Délices » est féminin au pluriel, mais l’exception veut qu’il reste masculin dans les locutions « le plus grand des délices » ou « un des plus grands délices »…

Quant à « orgue », il est en réalité masculin au singulier comme au pluriel. Mais, lorsque l’on veut exprimer la solennité de la symphonie dégagée par l’instrument, on utilise un pluriel « emphatique », qui, lui, est féminin. On peut ainsi être envoûté par le charme des « grandes orgues de l’église », mais il convient bien d’écrire « les orgues anciens de cette région ».

 

Le féminin pluriel serait donc emphatique, solennel, confinant au majestueux et au poétique, ce que des amours délicieuses ne viendront pas contredire.

Des étymologies étonnantes

La racine indo-européenne *werk exprime la notion de travail. Il en découle les mots anglo-saxons work (en anglais) et werk (en allemand), qui se traduisent littéralement par « travail ». En grec, cela donne tous les mots construits avec les racines erg (et peut-être org).

Étonnamment, c’est bien de la racine grecque erg (et non org) que vient le mot « orgue ».

La racine erg.

En effet, l’ajout du suffixe en (le in latin, qui signifie « dans ») à la racine erg donne ainsi energeia (notre « énergie »), et plus largement organon, « instrument de travail », mais aussi de musique. Car l’orgue est un instrument très ancien et même le plus ancien instrument connu à clavier.  Nous devons aux Grecs l’invention de cet instrument majestueux, au IIIe siècle av. J.-C., à Alexandrie. L’instrument fonctionnait à l’origine avec de l’eau, qui servait à gérer la pression de l’air dans les tuyaux. Les Romains le nommeront organum, l’utilisant à l’occasion des jeux du cirque. En France, c’est le XVIIe siècle qui lui apporte ses lettres de noblesse, mais l’instrument est devenu à vent.

Pour être complet, le mot « orgue » servait également à désigner le mousquet, l’ancêtre du fusil, dont le canon, parfois double, faisait penser au tube de l’orgue. Quand ces canons multitubes, alignés sur un châssis de camion, ont symbolisé la puissance de feu de l’ancienne Union des Républiques Soviétiques, pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands les ont qualifiés d’« orgues de Staline » (les fameuses Katioucha).

Cette racine erg, très prolifique en grec et en latin, a donc donné le mot ergon (action, travail), puis organon (en latin organum) qui signifie « instrument », dans un sens très large : de travail, de chirurgie (qui donnera un « organe »), de musique.

Cet ergon donnera aussi orgia. En grec, le mot orgia est un pluriel (le singulier orgon est rare). Il s’agit donc d’un cas assez rare où le pluriel en -a (commun au grec et à nombre de mots latins neutres) est devenu par assimilation (voulue ou non) un mot français féminin singulier. Ce que nous appelons aujourd’hui une orgie (avec le sens négatif que notre culpabilité judéo-chrétienne nous a légué) ne désignait dans l’Antiquité que des fêtes solennelles et sacrées, souvent à « mystères » et initiatiques. Mais du mystère à la rumeur et au fantasme, il n’y a qu’un pas que les mauvaises langues ont vite fait d’alimenter sournoisement.

Quoi qu’il en soit, « orgue » et « orgie » partagent donc la même étymologie.

La racine org.

Il serait tentant de faire un rapprochement sémantique avec le mot « orgasme » qui, malheureusement, serait fallacieux. Ce dernier vient du grec orgao, lui-même issu du mot orgê (ardeur, tempérament, passion). Mais orgê n’avait aucune connotation sexuelle chez les Grecs : s’il représentait les transports amoureux, ceux-ci n’étaient pas forcément charnels. Cela ne fait que deux siècles que nous l’employons au sens de « comble de l’excitation sexuelle ». De là à ce que la musique des grandes orgues procure au mélomane sapiosexuel un orgasme que viendrait corroborer la sémantique, il n’y a qu’un pas que la morale catholique malheureusement réprouve.

Concernant les mots « délice » et « amour », c’est le latin qui nous éclaire.

« Délice » a une étymologie séduisante, c’est le cas de le dire… : le latin lacere exprimait l’idée d’attirer dans un piège, et son dérivé naturel delicere apportait la nuance d’amadouer, séduire. Le lacet de chaussure a la même connotation qui sert à refermer, attacher… « Délicieux » exprime logiquement l’idée de procurer du plaisir, et « délicat » à ce qui est tendre et voluptueux.

Quant au mot « amour », un article lui a déjà été consacré. Le mot présente la particularité d’être issu d’un mot latin qui finit en –or mais qui ne se termine pas en français par le suffixe –eur, rompant ainsi avec l’usage (horror qui donne l’horreur ; terror, la terreur ; calor, la chaleur ; flor, la fleur ; ou encore factor qui donnera facteur… d’orgue). Alors, pourquoi pas « ameur » ? L’explication se trouve dans l’usage du mot « amour » chez les troubadours de la langue d’oc, inventeurs de l’amour courtois – mot qui perdura tel quel jusqu’à nos jours.

Le pluriel emphatique des « grandes orgues »

Pour terminer sur cette curiosité que représente notamment le pluriel emphatique, particulièrement poétique, il est intéressant de noter que l’on évoque plus volontiers les mots qui n’existent qu’au pluriel (ébats, entrailles, funérailles, gens, mœurs, obsèques, etc.), mais quasiment jamais les mots qui ne s’emploient qu’au singulier. Si les dictionnaires leur reconnaissent un pluriel, celui-ci n’est jamais utilisé : le beau, le vrai, le courage, l’honnêteté, la fidélité, etc.

Comme on peut le constater, ces mots désignent pour la plupart des « vertus » que la chrétienté ne renierait pas : « pauvreté », « chasteté », « obéissance »… Alors, pourquoi « amour » n’en fait-il pas partie, au même titre que « foi », « charité », « vrai » ? Encore une exception qui fait de l’« amour » un mot unique, et même tellement unique que sa « déclinaison » a échappé aux rigueurs sémantiques du judéo-christianisme qui a forgé la langue française.

H.B.

Pour terminer, un Salve regina à l’orgue…

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