« Aimer » : quand on n’a pas les mots…
« Aimer »… Voilà un mot qui, à force d’être employé « à toutes les sauces », a fait couler autant d’encre que de sang, de sueur, de larmes, de sperme que de cyprine… Laissez-moi rajouter mon grain de sel, pour lui donner un peu de saveur…
Sommaire
L’amour en héritage… grec
Il est amusant que ce soit une Grecque (Nana Mouskouri) qui ait chanté L’Amour en héritage…
Car, pour exprimer l’amour sous toutes ses formes, les Grecs anciens disposaient de plusieurs termes : éros (ἔρως), correspondant à la passion, au désir sexuel ; philia (φιλία), l’amitié réelle, profonde ; agapé (ἀγάπη), l’amour désintéressé, la charité, avec une notion d’universalité, car désigne celui qui est choisi par les dieux ; storgé (στοργή), l’amour filial, la tendresse (de la racine indo-européenne *sterg : couvrir, protéger) ; pragma (πρᾶγμα) , l’amour qui dure, solide, qui a donné « pragmatique » ; philautia (φιλαυτία), l’amour propre ; ou encore, parmi d’autres, la mania (μανία), forme d’amour obsessionnelle, qui a donné la « manie »…
Quant à l’amour « platonique », il n’a rien de platonicien… Platon ne dépréciait pas les relations charnelles comme le feront les chrétiens, mais il vantait bien entendu l’amour de la vertu. Et par extension, à la Renaissance, la chrétienté – conservatrice et moralisatrice, et soucieuse de capter l’héritage séduisant des philosophies grecques, populaire et toujours en vogue, un peu à la manière des politiques d’aujourd’hui se réclamant du général de Gaulle – n’a retenu dans cette locution que l’aspect intellectuel. Notre siècle, celui de la psychiatrie, de la psychanalyse, et de l’« incontournable » « développement personnel »(…), a inventé le néologisme « sapiosexuel ». Soit.
Les Grecs, logiques, disposaient des verbes correspondants : ero ou eramai (ἐράω ou ἔραμαι), phileo (φιλέω), agapo (ἀγαπῶ), stergo (στέργω)… [Par convention, les verbes grecs anciens sont désignés par la 1re personne du singulier du présent de l’indicatif actif.]
Si toutes ces racines subsistent dans une multitude de mots connotés positivement (philosophie, philanthrope… ; agapes, etc.), l’éros, pour sa part, est devenu négatif…
Alors, pourquoi cette déperdition ? C’est que la langue française est chrétienne… Et si les chrétiens ont utilisé le grec à leurs débuts, puis le latin (classique, puis dit « ecclésiastique »), ils ont revisité ces langues à l’aune de leur morale pour le moins rigoriste…
L’ « éros » banni par les premiers chrétiens
Quand on sait que les Évangiles ont été écrits en grec (« évangile » signifiant d’ailleurs « bonne nouvelle » en grec : εὐαγγέλιον), et que l’amour tient une place centrale dans le message de Jésus, on peut légitimement s’interroger sur le type d’amour qui est évoqué.
Dans la Bible, et surtout dans le Nouveau Testament, on ne trouve que les verbes « agapo » (ἀγαπῶ), le plus utilisé, et « phileo » (φιλέω). Dans l’Ancien Testament, il est écrit qu’Adam « connut » Ève (Αδαμ δὲ ἔγνω Ευαν), et storgé (στοργή), n’apparaît qu’avec un α privatif, pour désigner un ingrat, un sans cœur. Quant à « éros » (ἔρως), il est tout simplement absent ! Pas étonnant que le mot français « agapes » (qui désignait les repas en commun des premiers chrétiens) soit resté dans la langue française avec une notion de convivialité très positive…
Pourtant, les évangélistes maîtrisaient parfaitement les nuances de ces différents sens, comme on le constate dans le dialogue entre Jésus, qui emploie le verbe « agapein », et Pierre qui lui répond en employant celui de « philein ». Mais les allusions les plus crues sont faites avec une périphrase : « Il s’attachera à sa femme, et tous deux deviendront une seule chair » (Marc 10,8).
Cette mise au ban de l’éros au profit de l’unique agapé, malgré les premiers Pères de l’Église qui les confondaient parfois (tels Origène et Grégoire de Nysse, aux IIIe et IVe siècles), ne sera plus remise en question : l’éros est définitivement connoté négativement.
« Aimer » : de l’intérêt à la dévotion, mais pas pour la chair...
Il existe donc une multitude de synonymes pour exprimer la disposition, l’affection, le désir, jusqu’à l’attirance pour le divin, mais aucun pour désigner concrètement l’étreinte amoureuse, l’acte d’aimer physiquement. Même le mot « étreinte » ne signifie pas à lui seul l’acte charnel. Et dans l’expression « ils se sont aimés », le contexte est nécessaire pour comprendre si l’union a été consommée…
Pour « aimer », les Anglais ont au moins to like et to love. C’est déjà ça… La langue française, quant à elle, ne souffre pas forcément de carence lexicale dans le domaine de l’amour (sur une palette sémantique qui va de la sobre appréciation à l’aveugle adoration : « penchant », « intérêt », « affection », « goût », « attirance », « inclination », « attachement », « adoration », « vénération »…), mais il manque un mot… Et, si des nuances existent pour le substantif, le sempiternel infinitif « aimer » est ainsi utilisé sans distinction pour le chocolat, son chien, sa dulcinée, la mer, ses enfants, et toute une litanie de choses qui mériteraient ici un inventaire à la Prévert.
Certes, nous pouvons aussi « apprécier », « affectionner », « raffoler », plus trivialement « kiffer », ou encore « avoir envie de » ou « désirer » (parfois plus charnel, mais tellement polysémique…), « chérir », « être épris », « s’éprendre de », « affectionner », « s’enticher de », etc. Mais « aimer » au sens charnel est absent de notre registre, à l’exception du fameux « baiser » tellement déprécié… Enfin, dans le registre du divin, nous avons « adorer », voire « vénérer » et « idolâtrer ».
Nous avons donc du vocabulaire pour signifier l’attirance et le goût, pour signifier l’amour divin, mais pas véritablement pour qualifier l’étreinte amoureuse : il manque définitivement un verbe (pas celui qui s’est « fait chair », comme le dit la Bible, mais celui qui manque dans notre dictionnaire). Et celui que nous utilisons sans nuance ni restriction, « aimer » a vu sa signification bien édulcorée.
L’amour charnel : expurgé des dictionnaires ?
Cyrano, expert en sentiments amoureux, aurait peut-être exploré ainsi le champ sémantique de l’amour charnel :
Anatomique (ou bestial) : « copuler » ou « s’accoupler », s’ « apparier » (surtout pour des oiseaux), didactique « coïter », fort malheureux pour l’individu habité par de nobles sentiments.
Familier (dans un registre très « relâché » que des esprits délicats répugnent à employer) : « coucher », « forniquer » (et son aphérèse « niquer »).
Individuel, voire égoïste (et néanmoins toujours très familier, dans un registre très éloigné du partage de sentiments) : « se taper » ou « se faire », « monter », « sauter », « troncher », « enfiler », « tringler », « défoncer », « baiser », tous dans un sens assez proche du très individualiste « prendre » ou « posséder », sémantiquement moins laids mais toujours aussi réducteurs, avec cette perspective d’objectivation de l’autre (et en général la femme, pour des raisons autant anatomiques que phallocrates…).
Le générique « tirer un coup », quasi hygiénique et presque aussi médical que « avoir un rapport », comme on boirait un verre ou grillerait une cigarette, juste pour le plaisir, et sans aucune considération pour la partenaire (ce qui légitimerait presque l’usage de la poupée gonflable…).
Nous pouvons ajouter à cette liste le très économique « consommer », et l’étonnant « besogner », qui peut interpeller, avec sa connotation de travail et de pénibilité, à moins qu’il réponde tout simplement à un « besoin » bien naturel… Qu’une prostituée soit « besognée », certes, mais peut-être pas une amante…
Sans parler des mots qui impliquent une absence totale de consentement : « abuser », « violer », etc.
Une pudeur exagérée invitera au réemploi de verbes dans un sens plus timide que poétique : le consensuel « s’unir », ou encore le très biblique « connaître » (« Adam connut Ève »…).
Le prétentieux se vantera d’ « honorer » tandis que l’altruiste appréciera le « jouir des faveurs de », que nos voisins d’outre-Manche qualifieront de « fair-play ». Mais il semble que remercier sa dulcinée après le plaisir, ce B.A. BA de l’éducation sexuelle, est un usage perdu… Et pourtant, « honorer » et « jouir des faveurs » ne forment-ils pas le parfait équilibre d’une relation épanouie ?
Mais, malgré toutes ces acceptions, il manque toujours un mot pour exprimer ce sensuel éros grec, la sensuelle étreinte érotique…
Heureusement, l’amour courtois
L’Église catholique ne permet, encore aujourd’hui, aucune forme de plaisir charnel en dehors des liens du mariage… Quid des célibataires, des veuves et veufs, des divorcées et divorcées, des lesbiennes et homosexuels, des handicapés et des malades isolés, etc. ? No comment. Une religion d’amour qui ne permet pas l’amour : il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il nous manque aujourd’hui quelques mots pour illustrer l’amour physique…
Entre le latin et le grec, « purifiés » par la chrétienté et une langue française revisitée, la langue d’oc des troubadours, au Moyen Âge, fit la part belle à l’amour courtois, subtile association de l’agape et de l’éros grecs, certes nobles et « chevaleresques », mais aussi souvent explicites et torrides, libérés des carcans religieux et idéologiques. Ainsi, le joy de la langue d’oc (issu du latin gaudium, la joie), employé alors dans le sens « jouir » et qui maintenant signifie plus sobrement la joie… Mais la langue d’oc baissera la garde, comme les Albigeois (XIIIe siècle), devant le fondamentalisme catholique (et son impitoyable Inquisition).
Parallèlement à cet amour courtois, le Moyen Âge fut l’époque du « valentinage », cette coutume aux origines obscures et aux formes diverses, mais répandue dans une bonne partie de la France. Le « valentinage » permettait ainsi d’honnêtes déclarations d’amour, sincères (dans un monde marqué par les mariages arrangés), les plus « libertines » (hasardeuses ou choisies…) allant même jusqu’à s’affranchir le temps d’une journée des liens du mariage pour s’unir avec la personne de son choix…
« Paradoxalement, la Saint-Valentin, qui a toujours été une fête subversive, est donc devenue dans les années 1950 une célébration du couple normatif bourgeois » (Marine Jeannin, Géo, 8 février 2021). Effectivement, la chrétienté a tellement codifié l’amour charnel qu’elle en a fait un élément subversif, au sens de la « subversion » chrétienne : encore un mot latin (subversio : le renversement, la destruction) réemployé avec une connotation moralisatrice et culpabilisante, comme tant d’autres (« hérésie », « obscénité », « indécence », etc.).
Le passage obligé par la périphrase ou la métaphore…
Les mots se bousculent, mais il en manque décidément un qui rende compte de la plénitude de la relation charnelle. Alors, quand il manque un mot, il reste aux plus poètes d’entre nous (ou aux moins bestiaux) le détour par la périphrase, de la très banale expression « faire l’amour » à l’agréable « s’envoyer en l’air ». Pour nous accorder avec le divin, nous pouvons même aller jusqu’au « septième ciel »… Si cette expression peut faire référence à une sorte d’œcuménique nirvana, elle vient toutefois des Grecs, encore eux, qui imaginaient les dieux au-delà des six sphères connues que sont les planètes, dans une cosmogonie où la Terre était le centre de l’univers. Cette dernière théorie, soutenue mordicus par l’Église catholique, valut à Galilée (dont le nom, double ironie du sort, est l’exact homonyme de la région de Palestine, berceau de la famille de Jésus, et dont l’origine étymologique est l’hébreu galil qui signifie « cercle »…) d’être déclaré hérétique en 1632, et ses ouvrages mis à l’Index… jusqu’en 1757… D’Alembert écrit ainsi dans son Discours préliminaire de l’Encyclopédie, en 1751 : « C’est ainsi que l’abus d’autorité spirituelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence ; et peu s’en fallut qu’on ne défendît au genre humain de penser. » Cette phrase s’applique également à merveille à la mainmise de la chrétienté sur le lexique de la langue française. L’Église, connue pour prendre son temps…, ne fera amende honorable qu’au XXe siècle (pour Galilée ; pour le reste, « l’heure n’est pas venue »…).
Enfin, les hommes de lettres, habitués à décrire l’indicible et explorer l’insondable, nous ont laissé quelques perles, dont la meilleure est sans doute l’exquise métaphore proustienne « faire cathleya » :
« […] ; et bien plus tard, quand l’arrangement (ou le simulacre rituel d’arrangement) des catleyas fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya », devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte de la possession physique – où d’ailleurs l’on ne possède rien –, survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire « faire l’amour » ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. » Proust (Du côté de chez Swann).
Quelle incidence sur notre conception de l’amour ?
Il serait vain d’ouvrir ici un débat impossible à refermer. Mais cela n’empêche pas d’y réfléchir, l’objectif n’étant pas de faire œuvre de prosélytisme intellectuel (apanage des arrogants et des convaincus, qui souvent ne font qu’un), mais de prendre conscience de nos limites, ce qui est bien suffisant.
Contrairement au baiser (cf. article), qui est un acte, l’« amour » est un sentiment, rationnel chez les sapiosexuels, mais très majoritairement instinctif chez l’homme. Si l’acte se suffit à lui-même (on peut manger sans avoir le mot), éprouver quelque chose qu’on ne peut exprimer est plus délicat…
L’enjeu est de taille, car, si nous pensons à l’aide des mots dont nous disposons, nous avons de quoi être inquiets sur la qualité de notre amour et de son expression physique première, le baiser.
Alors, oui, dans une certaine mesure, le vocabulaire que nous possédons influence la manière dont nous pensons. Le langage joue un rôle essentiel dans la structuration de la pensée et dans la façon dont nous exprimons nos idées. Le philosophe Ludwig Wittgenstein a souligné l’importance du langage dans la compréhension du monde, en disant : « Les limites de ma langue signifient les limites de mon monde. »
Le vocabulaire que nous avons à notre disposition peut affecter notre capacité à articuler des concepts complexes, à nuancer nos idées et à communiquer avec précision. Si une personne dispose d’un vocabulaire limité dans une langue, elle peut trouver difficile d’exprimer des pensées complexes ou subtiles. De plus, certaines langues ont des mots intraduisibles ou des concepts spécifiques qui peuvent influencer la manière dont les locuteurs de ces langues pensent à certaines idées.
Cependant, la pensée ne se limite pas uniquement au langage. Des recherches suggèrent que certaines formes de pensée, notamment la pensée visuelle ou la pensée intuitive, peuvent exister indépendamment du langage. De plus, la pensée abstraite et conceptuelle peut se produire au-delà des frontières linguistiques.
Mais, suis-je bien armé pour aimer, dès lors que j’ « aime » à peu près indifféremment tout, et que j’ « embrasse » au lieu de « baiser », et qu’il me faut une périphrase (a minima « faire l’amour ») pour évoquer l’étreinte charnelle ? Le chemin est tortueux…
Platon, dans le Gorgias, affirme que l’absence d’un mot ne fait pas forcément obstacle à la pensée. Mais cette dernière est peut-être alors obligée d’emprunter la voie de la raison, et de se passer de l’intuition, donc de l’immédiateté. Or l’amour et le baiser ne sont pas vraiment affaire de raison, mais plutôt d’émotion intuitive…
Dans le domaine de l’amour, sommes-nous donc condamnés (« condamner » : encore un mot latin objet d’un détournement chrétien, la justice du roi se confondant avec celle de Dieu…), pour nous faire comprendre, à passer par une périphrase ou être (très) familiers ? Probablement. C’est bien dommage, car l’amour est assurément un domaine où le vocabulaire manque. Personnellement :
« Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant… » (Verlaine)
« …de mots nouveaux pour être aimé et pour aimer » (moi).
H.B.