Quel rapport entre élections, religion, lecture et légion ?

Si le rapport entre ces mots ne saute pas immédiatement aux yeux, il est en revanche plus accessible à une oreille attentive. Issus du latin, comme l’écrasante majorité des mots français, ils présentent la particularité d’avoir une racine commune.

Et comme d’habitude avec l’étymologie, il faut remonter loin, à nos fameuses racines indo-européennes, et en l’occurrence à la racine *leg (« choisir »).

Celle-ci ne doit pas être confondue avec une autre racine indo-européenne, *legh, qui exprime la notion d’être couché, allongé, et qui donnera le grec λέχομαι (se coucher, être couché) et le latin lectus (génitif lecti) – qui signifie le « lit » –, à la différence de lectus (génitif lectus), qui signifie la « lecture ».

La racine qui nous intéresse est *leg, qui donnera le grec λέγω, qui lui-même inspirera certainement les deux verbes latins lego,is,ere et lego,as,are.

Dans l’ordre d’apparition, il y a donc le grec λέγω : « rassembler », « choisir », « trier », « compter », « énumérer », et dans un second sens « dire » (le fameux λόγος), puisqu’il convient pour ce faire de rassembler et choisir ses mots, puis « déclarer », « annoncer » ; « désigner », « vouloir dire », « signifier », et enfin, très logiquement, « lire » (le premier sens de « lecture », puis « dire » (forme de lecture à voix haute…), « ordonner », « parler comme orateur », et « faire dire », « envoyer dire ». En ce sens, le dernier sens est le plus éloigné de la signification originelle, et se rapproche du legare latin (« envoyer avec une mission », nommer comme « légat », et, par extension, laisser par testament, « léguer », et même « déléguer », « reléguer »).

Car, encore une fois, il convient de distinguer les deux verbes legare et legere, probablement issus de la même racine grecque λέγω, mais très différents dans leurs acceptions.

Fidèle à cette idée première du λέγω grec de « rassembler, choisir, trier », le latin legere (lego,is,ere) signifie logiquement « choisir ».

Un raccourci un peu sévère mais néanmoins explicite pourrait être fait en attribuant à legere le sens de « dire » (et donc « lire ») et à legare celui, factitif, de « faire dire » (jusqu’à « léguer »). Cette distinction est peut-être à l’origine du débat qui consiste à attribuer l’origine étymologique du mot « religion » à l’un ou l’autre de ces deux verbes.

Lego,is,ere donnera donc « collection », « élection », « sélection », « lecture » et les mots qui sont associés, comme « légende », « légion », « loi » (lex) et tous ses dérivés, dont « légal » et « légitime », et même « légume » (que l’on « ramasse », a priori en choisissant ceux qui sont mûrs…). L’inverse existe également, puisque « négliger », c’est ne pas choisir, ou a minima choisir de ne pas accorder d’importance.

Les élections

Le mot « élections » trouve donc son origine dans le latin electio, qui signifie « choix ». Le verbe latin eligere, composé de e (« hors de ») et legere (choisir, cueillir), signifie littéralement « choisir parmi » ou « sélectionner ».

Dans les premiers temps de l’Antiquité gréco-romaine, deux systèmes semblent avoir coexisté pour désigner des responsables : l’élection et le tirage au sort.

Dans notre société, ce dernier mode de sélection n’a plus court que pour la désignation des jurés d’assises. En revanche l’élection est devenue le fondement de la démocratie.

Urne

Quant à l’élimination de la vie politique, nous n’avons rien retenu des Anciens : la démocratie grecque pratiquait l’ostracisme et Rome le bannissement, l’exil, la relégation (souvent temporaire, et qui n’entraînait pas la perte des droits civiques) ou la déportation – deux termes repris à l’époque contemporaine en France pour la condamnation au bagne.

L’élection est donc un procédé vieux comme le monde, probablement juste postérieur à la simple loi du plus fort. Dans la Rome antique, à l’époque de la royauté (du VIIIe au VIe siècle av. J.-C.), les rois semblent avoir été élus. Certes, pas par tout le monde, mais c’était un début. Notre société a bien retenu l’élection comme mode de scrutin, mais, sans aller jusqu’à l’exil ou la remise en service des bagnes, il n’existe pas de garde-fou pour empêcher la candidature de citoyens indignes, à moins qu’ils aient un casier judiciaire bien fourni. Seuls le bon sens et la décence des électeurs (… !) permettent de faire barrage à ces indécents qui osent afficher leur portrait sur les panneaux électoraux.

Choisir, c’est donc la base de la démocratie. Mais il manque une dimension : choisir, c’est aussi refuser. Or dans nos élections modernes, l’abstention est fustigée, le vote blanc n’est pas pris en compte, comme le vote nul, nous obligeant ainsi à cautionner l’élection du moins pire.

À quand la mise en pratique de l’ostracisme, cette pratique de la démocratie athénienne qui consistait, par vote, à éloigner des affaires de la cité les magistrats indignes ? Exit les Cahuzac, Balkany, Tiberi, Fillon et consorts. Idem pour les petits potentats locaux à la Falco, plus prompts à se servir plutôt qu’à servir…

La religion

Alors, du latin religere ou religare ? C’est désespérant : dès que l’on parle de religion, même les linguistes ne sont pas d’accord. Comme si la religion était condamnée à diviser plutôt qu’à « rassembler ».

Attardons-nous cependant sur ces deux étymologies principales, souvent discutées par les érudits.

Religare : Cette origine est peut-être la plus largement acceptée. Religare signifie « relier » ou « attacher ». Dans ce contexte, la religion serait ce qui relie les humains à la divinité ou aux divinités, ou encore ce qui unit les personnes dans une communauté de croyance partagée. Cette étymologie met en avant l’aspect communautaire et social de la religion. Que la religion « relie » l’homme à un principe supérieur semble consensuel et positif. En revanche, les humains ne s’accordant pas sur l’identité de cette supériorité ni de ce que cela implique au quotidien (la morale…), ce qui était censé « relier » semble plutôt diviser…

Relegere : Une autre étymologie proposée est relegere, qui signifie « relire » ou « réexaminer avec soin ». Cette interprétation, soutenue par Cicéron, met l’accent sur l’aspect rituel et la pratique réfléchie de la religion. Selon cette vue, la religion serait une forme de soin et de respect minutieux des rites et des traditions. Cette acception semble plus proche des us et coutumes des Romains. Et quand on connaît le soin qu’a pris la chrétienté à « récupérer » les usages religieux des Romains pour effectuer une transition en douceur vers le catholicisme, cela ne semble pas absurde.

Pour contenter les deux positions, l’on peut dire que les deux étymologies soulignent des aspects différents mais complémentaires de ce qu’est la religion : un lien (relation) avec le sacré et une pratique (réflexion et observation) méticuleuse des rites.

On peut toutefois déplorer cette évidence : ce sont bien les deux religions révélées, chrétienté et islam, qui ont développé à grande échelle cette habitude insupportable de se massacrer mutuellement pour des convictions religieuses. Dans l’Antiquité, l’on se battait certes continuellement, mais pour des raisons économiques et non religieuses (à l’exception des « Guerres sacrées » chez les Grecs, mais pour des motifs d’impiétés et de sacrilèges). La conviction religieuse porte en elle le germe du conflit : d’ailleurs, d’un point de vue subtilement littéraire, si l’on « tolère », c’est que l’on n’a pas accepté…

La légion

À ce stade de l’article, et après avoir opportunément commencé celui-ci par le paragraphe le plus soporifique (pour le plus grand nombre), à savoir l’étymologie et les racines indo-européennes, ce qui aura eu pour effet de perdre la quasi-totalité de mes très rares lecteurs, il est temps de s’intéresser à ce qui ne mérite pourtant que le mépris le plus absolu : les militaires.

Légionnaire

En effet, dès la création de Rome, en 753 av. J.-C. par le « légendaire » (encore un mot dérivé de legere, nous y reviendrons) Romulus, celui-ci créa ce que les Romains ont immédiatement appelé la legio, toujours de lego,is,ere dans le sens « ramasser », « choisir », et par extension « lever ». Quand on sait que le latin de l’époque hésitait encore entre les dialectes locaux étrusques et grecs, c’est dire l’importance et l’omniprésence de cette racine leg dans cette langue qui forgera, de nombreux siècles plus tard, le français. On « levait » donc une légion, en choisissant des « élus ». Cela fait référence au processus de sélection et de rassemblement des soldats pour former une unité militaire. Car, contrairement à ce que l’on croit souvent, être incorporé dans une légion romaine n’avait rien d’obligatoire, à la différence de notre feu service militaire.

Notons qu’au début des légions, le soldat romain payait son équipement, et les militaires étaient donc « choisis » parmi les plus riches (les plus pauvres ne pouvant payer leur équipement, et n’avaient aucun intérêt à défendre Rome, puisqu’ils ne possédaient rien). Il faudra attendre la réforme des légions par Marius (aux alentours de 100 av. J.-C.) pour que les Romains se dotent d’une armée de métier.

Si l’on ne présente plus les légions romaines, outils d’expansion territoriale et garant de la pax romana aux frontières de l’Empire, le nom a perduré. Les Romains gardaient leur Empire (tout le pourtour de la Méditerranée) avec une trentaine de légions, soit 200 000 hommes (plus des auxiliaires). La France compte aujourd’hui le même nombre de militaires, sur un territoire infiniment plus petit ; trouvez l’erreur…

Excepté le cas, insoluble car désespéré, de celui qui s’engage volontairement, l’armée française a pratiqué au cours des siècles, pour grossir ses rangs de chair à canon, le tirage au sort, la contrainte (les « obligations militaires »), mais certes pas l’« élection ».

Ces considérations lexicales sont bien éloignées des préoccupations du militaire, qui souffre d’illettrisme chronique, qu’il dissimule maladroitement derrière une langue de bois plus riche en hypocrisies et en onomatopées qu’en subtilités sémantiques. Au reste, comment accorder de la confiance et, pire, de la sympathie, à des moutons en uniforme qui se déplacent en grappes, au pas de gymnastique et en gueulant à l’unisson « Hô Chi Minh est un pédé »… Ceux qui ont connu, malgré eux, la vie de caserne comprendront. Ou pas. Malheureusement, un très récent sondage avance que 70% de Français de plus de 50 ans (donc qui ont connu cette période) seraient favorables au rétablissement de cette ignominie nationale. Le service militaire était une honteuse aberration dont la quasi-totalité des conscrits concernés (judicieuse allitération en « con ») revenaient encore plus abrutis (car oui, la bêtise, c’est contagieux) et pour une extrême minorité, dont je fais partie, plus lucides sur le genre humain, et donc fortement misanthropes. Un an passé à observer de tels spécimens désolants de vacuité intellectuelle aurait mérité un doctorat en sociologie, que je devrais m’empresser de réclamer au titre de la Validation des Acquis de l’Expérience.

Pour en finir (littérairement…) avec le militaire, osons la métaphore : loin du cliché qui nous amènerait à traiter un commercial de « requin », un banquier de « rat », DSK ou PPDA de « cochons », ou encore Depardieu de « porc », le militaire mérite le qualificatif de « mouton » et surtout de « méduse ».

Tout le monde comprendra la métaphore du mouton, qui suit le troupeau…

Prenons le cas d’un légionnaire parti en Indochine participer initialement à une guerre de décolonisation, à la légitimité déjà très discutable, mais qui s’est transformée à son insu en guerre froide. Pour peu que ce légionnaire soit un ancien soldat polonais communiste enrôlé de force dans la Wehrmacht en 1939, puis, à la Libération, réfugié dans la Légion étrangère française, et donc parti combattre le Tonkinois avide d’indépendance méritée, il devient difficile de concevoir que cet énergumène (qu’une autre métaphore nous conseillerait d’appeler « girouette ») ait une quelconque conscience politique ou humaine. Qu’en pensait-il ? Rien, sinon il ne se serait jamais engagé. Car un militaire ne pense pas. Pour adopter une autre métaphore, le militaire est une méduse : c’est un animal sans cerveau, uniquement équipé d’un système nerveux, qui lui permet de réagir, assez efficacement s’il est bien dressé, et dans un réflexe très pavlovien, à toute une série d’ordres qu’on ne lui demande surtout pas d’analyser. Quand on sait que les méduses vivent en groupe, sont urticantes et connaissent un phénomène de régénérescence proche de l’immortalité, on apprécie la comparaison… Le militaire est donc bien éloigné d’un être humain (sapiens sapiens…), qui se caractérise par la présence d’une âme. Qu’est-ce qu’une âme ? Probablement une synergie… L’homme est mû par trois énergies, distinctes et complémentaires, associées à trois organes : la réflexion (le cerveau), le sentiment (le cœur) et la libido (le sexe). Malheureusement, le militaire est un être sans cerveau, sans cœur et sans couilles. Donc sans âme. Il fait certes illusion, mais ces organes indispensables à l’ « humanité » ont chez lui des fonctions bien différentes : son cerveau ne fonctionne que par réflexe conditionné (sorte d’imitation d’uniforme) ; son cœur est une escroquerie (le cor latin, qui donnera le courage, est une valeur totalement déformée par la société, capable de qualifier un même acte indistinctement de lâche ou de courageux, telle la décision inconsciente d’un président de dissoudre l’Assemblée, ou la décision sidérante d’un dirigeant de parti de vendre son âme à des extrémistes) ; quant à sa libido, le militaire est un macho phallocrate dont la principale activité sexuelle consiste en des séances d’onanisme collectif autrement appelées parades ou défilés, au cours desquelles la remise d’un pin’s (aussi appelé médaille) ou le lever des couleurs provoque chez lui une érection, elle aussi pavlovienne, qui le rapproche plus de l’homo erectus que de l’homo sapiens.

Puisque supprimer l’armée ne semble pas dans l’air du temps, au moins peut-on regretter l’époque où le militaire n’avait pas le droit de vote. Il existe une époque bénie, entre le 21 avril 1944 (date à laquelle le droit de vote est enfin accordé aux femmes) et le 17 août 1945 (date à laquelle il est malheureusement accordé aux militaires). Quel bonheur, aux élections municipales de mai 1945, de voir le sergent Demesdeux, l’adjudant Mordsmoilenoeux ou le capitaine Autempspourmoi rester chez eux pendant que leur épouse se rend à l’isoloir. Malheureusement la période fut de trop courte durée…

Dans le même registre sémantique, n’oublions pas la « légionellose », nom donné à une maladie pulmonaire qui s’est déclarée pour la première fois lors d’un congrès de l’American legion (anciens combattants américains). Réjouissons-nous que, pour une fois, un terme militaire serve à désigner une calamité plutôt qu’un honneur ridicule, comme la Légion d’honneur, qui porterait mieux le nom de Légion d’horreur. Sur le site Internet de cette institution ridicule, il est fait mention pour la qualifier de « source de fierté inestimable ». Pfff…

Rappelons que la Révolution française avait aboli toutes les décorations de l’Ancien Régime. Mais un « petit Caporal » (Napoléon) a réinstauré quelques années plus tard la décoration militaire. Je ne suis guère jacobin dans l’âme, mais je loue leur opposition, certes vaine, à ce principe anti-égalitaire.

La lecture

J’ai gardé le meilleur pour la fin. Ainsi, nous arrivons à la « lecture » par le grec λέγω, et le latin lego… Tous les deux résultent du même processus logique qui part du sens « choisir » (ses mots) pour finalement les énoncer, d’où la lecture.

L’écriture et la lecture sont évidemment intimement mêlées : qui scribit bis legit (« Qui écrit lit deux fois »). Flaubert avait bien expérimenté le pouvoir de la lecture à voix haute pour améliorer ses écrits, habitué qu’il était à déclamer ses phrases dans ce qu’il appelait son « gueuloir » : il n’existe pas de plus bel exemple où l’écriture et la lecture se confondent.

Lecture

Ainsi, dès les origines de l’écrit, la lecture s’entendait « à voix haute ». Le mot « lecture » est même formé sur le supin de legere (lectum), qui a également donné le mot « leçon ». Quant au génitif de leg (legis), il a donné lex, la « loi ». À différencier de usus, qui était la loi non écrite (l’usage), datant d’avant l’écriture. Et par la suite : « légal », « légitime », etc.

Ajoutons une notion d’obligation, et nous obtenons la « légende ». D’ailleurs, concernant la légende, c’est littéralement « ce qui doit être lu » (latin legenda) : en religion, il s’agit au Moyen Âge de la vie des saints (La Légende dorée, de Jacques de Voragine, au XIIIème siècle). Ces textes étaient lus (« devaient être lus » serait plus précis) dans les monastères pendant les repas (la « lecture » à voix haute), avant de désigner cette fameuse inscription qui accompagne une illustration pour l’expliquer (une « légende » et le verbe « légender »). Le sens de mythe, ou récit fabuleux, est beaucoup plus récent : il apparaît pour la première fois sous la plume de l’historien Michelet, dans l’Histoire de la Révolution française.

Aujourd’hui, avec le risque d’endosser le rôle du vieux ringard pour lequel « c’était mieux avant », ce qui reste de la lecture flirte avec les excès : la jeune génération, dans une immense majorité, l’a remplacée par les écrans, quand leurs aînés s’entichent des bienfaits de l’illusoire maîtrise de la lecture rapide ou de la lecture en diagonale… Cette aberration purement utilitaire, probablement bientôt dépassée par les IA, réduit le bénéfice de la lecture à la simple connaissance.

Elle oublie que lire, c’est aussi décrypter l’indicible, si l’on prend le temps de lire entre les lignes, comme on voyagerait sans bagages, sans but, sans appareil photo et sans contraintes, juste pour « s’imprégner »… Sans urgence et sans rien attendre.

H.B.

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