Pourquoi « visiter » une exposition d’art contemporain ?

À Toulon, l’Hôtel des Arts proposait jusqu’au 27 avril l’exposition « Arrangements 1993-2023 », qui rassemblait des dessins et des œuvres sur papier réalisés pendant cette période par Nathalie Du Pasquier, artiste dite « contemporaine ».

Pour quelqu’un qui tient la misanthropie pour une valeur refuge (un peu comme un bon du Trésor), tout ce qui comporte le mot « contemporain » est déjà suspect. Il convient donc de se rendre à ce genre d’exposition avec un enthousiasme sceptique, et la garantie d’en ressortir toujours perplexe, circonspect, dubitatif. C’est certainement mieux comme ça ; après tout, le doute nourrit la réflexion, tandis que les convictions la stérilisent.

Il convient également de ne pas se soucier des absurdités, tantôt ridicules tantôt prétentieuses, auxquelles l’on risque immanquablement d’être confronté, mais plutôt d’être curieux de ses propres réactions. Il faut avoir l’égoïsme d’y aller pour soi. Mais, pas d’inquiétude, en règle générale, cet égoïsme très mesuré et circonscrit dans le temps n’arrive pas à la cheville de l’égocentrisme et de la prétention de l’artiste qui expose.

Bref, il faut y aller pour le très socratique « Connais-toi toi-même. » Quand on « lit » Socrate, on n’a plus envie de réinventer la philosophie : il a déjà tout dit, c’est reposant. Car, soyons honnêtes, l’art contemporain ne sert à rien d’autre qu’à se questionner, et c’est déjà pas mal. Il ne faut en attendre aucun spectacle visuel qui transporte l’âme et émoustille les sens, comme pourrait le faire un tableau de Raphaël, une statue de Michel-Ange, ou plus simplement regarder la mer. La seule certitude que nous puissions avoir est que l’art contemporain fait réagir. Il a le mérite de ne laisser personne de marbre, à part peut-être le David (celui de Michel-Ange, bien sûr) ou la Vierge voilée, de Strezza, qui, elle non plus, ne peut pas laisser de marbre… Nous pouvons en déduire que les adjectifs « contemporain », « abstrait » ou « moderne » ne servent qu’à tenter de convaincre, maladroitement, qu’il s’agit bien d’« art »… En revanche, une statue telle que La Modestie, de Corradini, est purement et simplement de l’art : nul besoin de lui ajouter un qualificatif hasardeux pour tenter de s’en convaincre…

Les interrogations suscitées par l’art contemporain n’attendent pas forcément de réponse : être capable de s’interroger suffit déjà pour se sentir intelligent, et trouver des réponses à tout nous renvoie indubitablement à nos limites. Élargir le champ de ses questionnements et de ses doutes permet de réduire celui de sa bêtise. On n’en ressort guère plus avancé, parfois même complètement perdu, mais nous y trouvons une liberté que les convaincus ne connaissent pas. Cette liberté n’a pas de prix, et surtout pas le confort illusoire des certitudes. L’art contemporain nous donne matière à interroger, à s’interroger, sur soi et sur celui ou celle qui le regarde.

À ce titre, aller voir une exposition en couple est, conjugalement parlant, très instructif. Même essentiel : toute vie de couple devrait commencer par une exposition d’art contemporain. 

Partant de ce principe, et luttant contre la misanthropie par la philogynie, j’y suis allé « accompagné », comme l’on dit pudiquement, par une « liaison passagère ». Une « intermittente » que nous appellerons Amélie, parce que le prénom est plaisant, et surtout parce qu’elle a la chance d’en avoir été affublée à la naissance (dans un souci d’honnêteté, qui prime sur celui de la discrétion, ce prénom n’a pas été modifié). Je suis suffisamment épris de la langue française et de la féminité pour apprécier dans la « liaison » l’éphémère et subtil raccord entre deux mots ou deux êtres auxquels on peut, pour chacun, trouver des synonymes, et même des antonymes, avec le risque que la liaison, orthophonique comme amoureuse, n’ait plus lieu d’être. Mais, l’idéaliste (insomniaque) qui sommeille en moi argumentera qu’il n’existe pas dans la langue française de parfaits synonymes, une fine subtilité différenciant toujours deux mots que l’on voudrait interchangeables. « Uniques » mais « remplaçables » : tel semble bien être le lot des synonymes comme des êtres humains… J’ai donc soumis Amélie à l’épreuve de la visite d’une exposition d’art contemporain, celle de Nathalie Du Pasquier.

L’exposition « Arrangements 1993-2023 »

La visite d’une exposition d’art contemporain commence comme celle d’un « bien » immobilier : tous les escrocs agents immobiliers vous le diront, la première impression est déterminante. En réalité, ce genre d’assertion relève de la foutaise, mais il faut tout de même une petite minute d’adaptation spatio-temporelle pour s’y repérer : par où commencer ? comment s’orienter ? comment distinguer le « permanent » du « temporaire », etc. Car c’est toute la subtilité de ce genre d’exposition que de parvenir à distinguer les œuvres des éléments du décor. Une rallonge électrique jetée négligemment dans le coin d’une pièce peut signifier la « mise à l’écart des pensées des Lumières dans un siècle où l’obscurantisme règne en maître aux quatre coins de la planète… » (C’est authentique, je n’ai plus souvenir du nom de l’exposition ni de la phrase exacte, n’ayant pas cru intéressant de relever ce genre de stupidité, mais l’idée était malheureusement bien là…)

Dès le hall d’entrée, Luca Lo Pinto, directeur artistique du Musée d’Art Contemporain de Rome, prévient le « spectateur » (« visiteur », « observateur », « acteur » ?) – du moins celui qui prend le temps de lire les longues bafouilles argumentatrices qui accompagnent toujours le début d’une exposition : « Nathalie Du Pasquier [NDP] s’oppose au temps linéaire et a une nouvelle fois choisi de présenter les œuvres sans aucun critère chronologique ou thématique. » Quelle rebelle… Dans ma bibliothèque aussi, je « m’oppose au temps linéaire », j’ai classé mes livres par thèmes, et les romans par ordre alphabétique de leur auteur. Je dois avoir une âme d’artiste, malheureusement incompris.

Un peu plus loin, il continue : « L’exposition est donc un lieu magique où peuvent avoir lieu des rencontres qui pourraient rarement avoir lieu en dehors d’ici. » Soit. Et de poursuivre : « Outre les images, l’exposition présente des mots et des phrases installés au hasard sur les murs comme des dessins. Ils sont empruntés à deux auteurs français chers à NDP : Pierre Mac Orlan et l’humoriste Chaval. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, ces fragments de textes n’ont pas vocation à illustrer les images mais opèrent à un niveau parallèle, presque pour créer d’autres images. »

Je confirme… Nous allons donc pouvoir admirer des œuvres qui n’ont aucun sens, accompagnées de paroles sans aucun rapport, le tout dans un désordre chronologique assurément subversif. Si le but d’une exposition est de contenter le visiteur, l’on peut dire que celle-ci est puissamment bien pensée : la déception vient généralement du décalage entre l’attente et le résultat ; or, ici, comme il n’y a pas d’attente (ni de résultat), il n’y a pas de décalage, donc pas de déception, donc a fortiori de la satisfaction. CQFD.

Enfin, Luca Lo Pinto termine par : « De plus, les textes sont dessinés et non imprimés, créant ainsi un flux visuel unique. » Ah bon ! Je fais remarquer à Amélie que, lorsque je lui écris, je crée donc un « flux visuel unique ». Elle a écarquillé les yeux, créant, elle aussi, un flux visuel unique, cette fois bien réel. Amélie, du reste, a l’écriture plutôt discrète. Je crois qu’elle est en délicatesse avec l’orthographe. C’est dommage : j’apprécie habituellement la délicatesse, mais pas celle-là. Il faudra que je la corrige. Enfin, je me comprends. Elle a néanmoins le mérite d’avoir deux qualités : la discrétion et la délicatesse – des qualités qui ne sont malheureusement reconnues et appréciées que par ceux qui en sont également pourvus.

Dans la première salle, une chaise isolée trône au centre de la pièce : j’ai d’abord cru à une pièce de l’exposition, mais cette répétition dans d’autres pièces me fera penser que non. Sur le mur, une mention (manuscrite, pour le fameux « flux visuel », certainement) « Les animaux »… qui n’illustre aucun animal. Je constate qu’Amélie cherche les animaux : je crois qu’elle n’a pas lu les mises en garde de Luca Lo Pinto.

Un peu plus loin, je trouve enfin une utilité aux cartels : ils ne servent pas à « légender » l’œuvre (c’est impossible…), mais à signaler qu’il s’agit bien d’une œuvre. À propos d’œuvre, je me demande si le gros carré rouge sur le mur en est une. C’est possible. Ou pas.

Dès la première salle, NDP nous prévient, sur un cartel que je m’astreins à lire : « Il y a aussi des natures mortes […] et des dessins de 2017 qui ne représentent rien. » Ouf, j’avais failli chercher une signification que seul aurait pu légitimer un accès de fièvre « sérendipiteuse » (c’est un mot-valise de mon cru, formé avec le mot « sérendipité » et « l’adjectif « piteux », fort adapté ici).

À l’étage, une citation de Charval (un dessinateur humoristique qui s’est suicidé en 1968), écrite à la main sur un mur (toujours pour le « flux visuel »), tente d’interpeller le visiteur : « Le borgne qui achète un appareil stéréoscopique se double souvent d’un imbécile. » Je ne suis pas loin de penser que celui qui trouve un sens à cette expo le soit aussi. Suivent des « dessins siciliens » (ah !), avec une tentative d’explication de NDP : « Ces paysages étaient déjà en moi avant que je ne les découvre. » Soit… Encore plus loin, devant une série de dessins alignés, NDP nous met encore en garde (enfin, je le prends comme ça) : « Ils [les dessins] créent entre eux des connections [sic] que le visiteur percevra selon son caractère. » [En français, on écrit « connexion »… Le mot connection est anglais, mais peut-être s’agit-il ici de french connection, ce que l’on peut envisager au vu des substances qu’il est nécessaire de consommer pour écrire ce genre d’explications…] Quoi qu’il en soit, si chacun doit percevoir ces dessins « selon son caractère », alors je crois que j’ai mauvais caractère. En revanche, à côté de moi, Amélie a meilleur caractère. Je lui ai même trouvé l’enthousiasme très américain (peut-être cette french connection…) : il semblait sortir de sa bouche des wonderful et des amazing aussi bruyants que ma perplexité était silencieuse.  J’ai personnellement l’euphorie très discrète, d’aucunes diraient « introvertie », alors il est vrai que de telles manifestations ne me mettent pas forcément à l’aise. Surjouait-elle ? Je ne sais pas. Je ne la connaissais pas bien : quelques nuits partagées dans les bras de Vénus plutôt que de Morphée ne suffisent pas à connaître quelqu’un, si ce n’est au sens biblique du terme (« Adam connut Eve, sa femme : elle devint enceinte » (Genèse 4, 1). On ne peut ici qu’être admiratif du style biblique, à la fois remarquable de concision et terriblement efficace : deux propositions juxtaposées suffisent pour donner tout son sens au verbe « connaître ». Il faudra attendre Flaubert ou Maupassant pour trouver l’efficacité d’une telle concision. Ainsi je ne « connaissais » encore Amélie que sous un angle essentiellement biblique…

En regardant Amélie, j’ai pensé à Marcel Duchamp, qui a dit : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux. » J’ai regardé les tableaux, puis Amélie, puis les tableaux. En vain. Je me demande si ce ne sont pas plutôt les tableaux qui révèlent les regardeurs. Je ne sais pas.

Le film "Portrait of my sister as an artist"

Dans une salle plongée dans la pénombre, un film documentaire réalisé par la sœur de NDP, Judith, et intitulé Portrait of my sister as an artist, met cette dernière en scène dans le quotidien de sa création.

Devant le film, certes plutôt lent et particulièrement inaudible, Amélie n’a pas tenu longtemps. Tout en s’extasiant intérieurement – juste assez pour que je le perçoive –, elle a profité de la pénombre (et de son désintérêt, qu’elle a heureusement discret) pour remettre de l’ordre dans sa queue de cheval, dans son maquillage, dans son corsage et dans son sac à main… Bref, elle remettait de l’ordre sur elle pendant que j’essayais, avec moins de succès, d’en remettre dans mes idées. Voilà qui est regrettable, le désordre – en petite quantité… – participant aux charmes mystérieuses de la féminité [je m’octroie ici la licence (poétique et amoureuse…) de faire de « charmes mystérieuses » un féminin pluriel emphatique…]. 

Marcel Duchamp a dit aussi : « On peut voir celui qui regarde, mais on ne peut pas entendre celui qui écoute. » J’avais pourtant l’impression d’entendre Amélie, même si elle se taisait. Décidément, je ne comprends ni l’art contemporain, ni NDP, ni Duchamp, ni Amélie. Peut-être même pas moi-même, mais c’est certainement mieux ainsi. Comprendre, c’est enlever du mystère. C’est remettre le désordre en ordre ; c’est bon pour Amélie, pas pour moi. En fait, peut-être comprends-je Amélie, mais, malheureusement, cela m’effraie encore plus que de ne pas la comprendre.

Je crois que j’y vois un peu plus clair : vouloir comprendre l’art contemporain, c’est refuser le mystère de l’Homme. On ne le comprend pas, il nous interroge, et ça suffit. L’art est un révélateur, de soi-même ou de celui qui l’observe. Même saoul, je n’aurais pas dit mieux.

Amélie est sortie avant la fin du film en me disant « Je vais me laver les mains », et me laissant avec mes réflexions et NDP.

Sur la pellicule, Nathalie (appelons-la par son prénom, elle commence à nous être familière) déploie une allure d’ado dégingandée, plutôt attachante, plutôt sincère, loin des arguties des cartels de l’exposition… Mais le naturel revient vite au galop, et NDP nous fait part de ses réflexions sur les matériaux et surtout sur les couleurs, dont je qualifierais les associations au mieux d’improbables et au pire de malheureuses. Mais de coloribus et gustibus non disputandum… Les perspectives, quasiment inexistantes, me semblent également surprenantes. « Improbable », « malheureux », « surprenant » : j’en conclus que pour exceller en art moderne, comme pour faire semblant de le comprendre, il faut d’abord mélanger les adjectifs, leur trouver des synonymes ronflants, les associer à des notions spécieuses, puis peindre tout ça.

Toujours dans le film, NDP déclare « adorer le silence de reproduire quelque chose dans la lumière ». À ce moment, en revanche, elle m’a définitivement reperdu. Suivent des séquences passionnantes où on la voit marcher dans la rue ou monter un escalier. Amélie a bien fait d’aller « se laver les mains ».

Enfin, Nathalie explique que l’art abstrait, contrairement au figuratif, s’exerce quand on est vieux. Je n’ai donc rien compris à l’expo, à Nathalie et à son art, mais tant mieux. C’est que suis encore jeune. L’art contemporain me fait me sentir libre. Je ne suis pas certain de l’être vraiment, mais certain de le ressentir. C’est le début de la liberté.

J’ai retrouvé Amélie dehors. Elle prenait le soleil et ses aises, plongée dans ses pensées et la lecture du seul « Point de vue » qu’elle pouvait bien avoir sur quelque chose : le magazine du même nom. Elle m’a dit : « C’était cool ! ». Chez Amélie toutes les phrases se terminent par un point d’exclamation, tandis que toutes les miennes sont ponctuées d’un point d’interrogation. Je trouve cela lassant chez elle et elle doit trouver cela énervant chez moi. Je crois que nous allons mettre à notre relation un point final qui nous satisfera tous les deux. Ou au moins quelques points de suspension, le temps d’une parenthèse…

Je n’ai pas très bien compris ce qu’elle a voulu dire par « C’était cool ! », mais probablement elle non plus. Sur ce dernier point, contrairement à moi, elle fait preuve d’une tranquillité d’esprit, probablement inconsciente mais bien pratique, de n’en avoir rien à faire.

Quand je ne comprends plus rien, je me demande ce qu’en aurait pensé Camus, dont l’absurde me semble plus abordable que celui des artistes qui me sont contemporains. Il aurait certainement déclaré : « Il faut imaginer Amélie heureuse. » Soit, mais alors sans moi. L’art contemporain rend lucide. 

H.B.

La Modestie, de Corrazini
Dessin de Nathalie Du Pasquier

À gauche, de l’art (La Modestie, de Corrazini) ; à droite, un dessin de NDP.

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