« Garçon, un grand crème et une noisette ! »
Rien ne vous choque dans cette apostrophe apparemment banale ?
La présence du condescendant « garçon » ? L’absence du « s’il vous plaît » ? Certes… Mais c’est aussi la noisette qui interpelle.
Ne tournons pas plus longtemps autour du pot (de lait), ou de la tasse de café : pourquoi commande-t-on un crème mais une noisette ?
Autant le crème semble respecter les règles orthographiques en vigueur, autant la noisette prend des libertés de genre plutôt surprenantes. En effet, un café noisette et un café crème sont des locutions nominales : un mot support (café) et un mot apposé (crème, noisette). Jusque-là, pas de difficulté.
Mais quelle est la nature du mot apposé, source de bien des interrogations : crème et noisette sont-ils des noms ou des adjectifs de couleur ?
L’ellipse devrait nous renseigner :
- Un café crème est un café (préparé avec de la, additionné de) crème. Crème serait donc un nom ?
- un café noisette est un café (couleur) noisette. Noisette serait donc un adjectif.
Et pourtant, cela semble contredit par les dictionnaires, unanimes pour orthographier :
- un café crème, des cafés crème, et après ellipse : un crème, des crèmes ;
- un café noisette, des cafés noisette, et après ellipse : une noisette, des noisettes.
Si crème était un nom, il s’accorderait : « des cafés crèmes », comme des garçons bouchers…
Crème et noisette sont donc des adjectifs de couleur, et tous deux présentent cette particularité d’être invariables car ce sont des noms employés comme adjectifs, comme marron, orange, turquoise, etc.
Mais alors pourquoi dit-on une noisette, alors qu’on dit un crème ? Crème et noisette sont deux noms féminins, donc pourquoi une telle différence ?
Que se passe-t-il en général lorsqu’on élude le mot support d’une locution ? Il semble que l’on conserve le genre de ce mot support : un bateau à vapeur est appelé aussi un vapeur (et pas une vapeur…). Un café crème devient un crème. Alors pourquoi une noisette ? Oui, c’est un peu fort de café…
C’est que, en français, de nombreux usages sont flottants : ainsi accepte-t-on aussi bien des crèmes-dessert que des crèmes-desserts.
D’ailleurs, pourquoi un trait d’union dans crème-dessert et pas dans café crème ou café noisette ?
Là encore, l’usage n’est pas fixé, et certains correcteurs informatiques acceptent le trait d’union dans café-crème. C’est légitime si l’on considère que le trait d’union sert à lexicaliser une locution. Du moins en règle générale, mais pas trait d’union, qui s’en passe très bien !
Certains lexicographes avancent que le trait d’union a pour utilité de donner au mot composé un sens différent de chacun des mots qui le composent. Effectivement, un beau-frère n’est pas un beau frère : le beau-frère peut être (et pas peut-être….) laid, mais pas un beau frère. [Notez l’usage de beau-frère et non de belle-sœur, qui aurait risqué de me valoir les remontrances de farouches féministes et surtout les suspicions infondées de mes belles-sœurs. N’ayant pas de beau-frère, je ne risque rien…]
Mais l’inverse est vrai aussi. Parfois les sens fusionnent, comme une crème-dessert : à la fois crème et dessert, le trait d’union semble logique.
Les exceptions sont légion dans les deux sens, au point qu’il semble impossible de légiférer sur ce point. Un arc-en-ciel n’est pas à proprement parler un arc, et un hôtel de ville n’est pas non plus un hôtel (enfin, a priori…). Pourquoi un trait d’union à bateau-mouche mais pas à danseuse étoile ? à caporal-chef mais pas à garçon boucher ? De plus, chef est accompagné d’un trait d’union quand il suit le nom (un médecin-chef) mais pas quand il le précède (un chef mécanicien). Vous suivez ? Moi, pas. Je constate, c’est tout…
Quoi qu’il en soit, la présence ou l’absence de trait d’union dans notre café noisette n’apporte pas plus d’explications que la goutte de lait ne lui donne de goût…
Pour revenir à notre café noisette, existe-t-il des cas semblables ?
Pour le voir, corsons la difficulté (pas le café, sinon ce ne serait plus une noisette, et mon argumentaire tomberait à l’eau. On frôlerait même l’allongé…).
Qu’en est-il pour la locution un verre de vin blanc, qu’on appelle communément un verre de blanc ? Et même un petit blanc. Il s’agit bien d’un « verre de vin de couleur blanche », mais c’est le « vin » qui importe… L’adjectif devient substantif mais garde le genre du mot support : ainsi deux blancs (pour deux verres de vin de couleur blanche).
Mais noisette et crème ne sont pas des adjectifs de couleur comme les autres : existe-t-il des cas avec des adjectifs dérivés d’un substantif, comme orange, marron, turquoise… ?
Oui… Et, preuve que le substantif prime, en langage de trafiquants, on parle de « la marron » et de « la blanche ». Il faut entendre par-là : la poudre marron (le haschich) et la poudre blanche (la cocaïne). Ce qui justifierait la dénomination le noisette et le crème, issus de le café noisette et le café crème. N’est-il pas paradoxal que les drogues dures suivent scrupuleusement les règles grammaticales en vigueur et que d’inoffensifs breuvages à base d’eau s’en affranchissent ? Les dealers seraient-ils plus respectueux et disciplinés que nos académiciens ? Peut-être pour ne pas trop attirer l’attention sur eux…
Récapitulons, si c’est possible… La logique voudrait qu’on écrive :
- un café crème, deux cafés crèmes (et non crème), deux grands crèmes.
- un café noisette, deux cafés noisette, deux noisettes bien chauds (et non chaudes).
Aucune explication pertinente ne permet donc d’expliquer cette différence de traitement entre le crème et la noisette.
[Les lecteurs les plus sérieux devraient s’arrêter ici. La suite de l’article formule une hypothèse très affinée qui ne saurait être appréciée que par des intellectuels particulièrement avisés : platistes, révisionnistes, adeptes de l’ordre du Temple solaire, lecteurs de Ribery et du prince Harry, électeurs de (non, ça je le garde pour moi…)]
Soucieux de ne pas rester sur le cuisant échec de l’analyse sémantique aussi vitale que celle de la noisette, je propose de compenser la panne d’argumentation par un surcroît d’imagination.
La noisette serait le résultat d’un complot ourdi par les intégristes féministes de la langue française. C’est qu’iels en ont après les noisettes : les Sandrin Rousseau et autres Sandrine Rousselle ne se vantent-iels pas de déconstruire l’homme et la langue française ? Pour l’heure ils leur cassent à tous les deux… les noisettes.
Quelle bassesse de s’attaquer au breuvage qui partage avec le vin, le cigare, la lecture, les charentaises, le lave-vaisselle et l’absence de télévision cette particularité d’être le meilleur compagnon de l’homme (je parle d’amitié, pas d’amour, cessez de vous offusquer, mesdames) …
L’explication vous semble stupide ? Oui, c’est vrai, mais pas plus que l’absurde volonté d’imposer une graphie (inclusive) qui s’écrit mais ne peut pas être prononcée. Pas plus que le non-sens de vouloir genrer l’indéfini en dégenrant les genres… (j’en perds mon latin, mon français et mon style…). Plus de il ou de elle mais que des iels ? Tout le monde dégenré… Des clones clownesques.
Nul doute qu’après la langue française, tous ces cloniels et clowniels vont s’attaquer au vin et imposer le rosé. Pour ne pas froisser le vin blanc qui se sent rouge ou le rouge qui se sent blanc… Il serait temps qu’ils dégrisent.
En réalité, les dictionnaires, convaincus par l’usage oral, ont déjà lexicalisé la noisette (« café noir avec une goutte de lait »). Certes, commencer cet article par là nous aurait épargné bien des tergiversations linguistiques, mais aussi ôté bien du plaisir…
En outre, je ne me sens pas tellement concerné. C’était juste pour aider, mais, personnellement, je prends toujours un café court. Un expresso.
Mais, au fait : un expresso ou un espresso ?
H.B.
Merci pour cette belle leçon d’orthographe !!