« Au jour d’aujourd’hui » : de Cicéron à nos jours...
L’italien « al giorno d’oggi »
Curieusement, il existe en italien l’expression al giorno d’oggi que l’on traduit communément par « de nos jours ». S’il fallait la traduire littéralement, cela donnerait mot à mot… « au jour d’aujourd’hui ».
Contrairement aux Français, les Italiens ne se posent pas la question de savoir s’il s’agit d’un pléonasme ou d’une répétition malvenue, probablement parce que giorno et oggi sont des mots aux consonances différentes, quand bien même leur étymologie serait identique. Il n’en va pas de même pour le français jour et aujourd’hui, beaucoup plus ressemblants…
Mais, étymologiquement, les mots jour, hui, giorno et oggi présentent la singularité d’avoir tous la même origine latine : dies (le jour). Ce fameux dies que l’on retrouve dans les noms des jours de la semaine : lundi, jour de la lune, mardi, jour de mars,… dimanche, jour du Seigneur (dies domenicus).
Nous pouvons retracer l’évolution linguistique ainsi :
- L’expression latine hoc dies, contractée en hodie (à l’ablatif : en ce jour) a donné le hui français, et le oggi
- Le dies latin connaît aussi une forme adjectivale diurnus (de jour, diurne), et même une forme nominale plus tardive à l’époque impériale : diurnum (prononcer [djiournoum]). Ce dernier a donné le jour français et le giorno italien.
Al giorno d’oggi semble donc relever de la tautologie (insistance rhétorique, dans le but de mettre en exergue une idée) plutôt que du pléonasme (emploi répétitif abusif).
L’expression italienne est-elle donc à l’origine de l’expression française, ou doit-on remonter au latin ?
Une expression latine déjà pléonastique
En 46 avant J.-C., Cicéron prononce au Sénat un discours pour remercier Jules César de la clémence dont il a fait preuve à l’égard du pompéien Marcus Claudius Marcellus. Ce discours, le Pro Marcello, commence ainsi :
« Patres conscripti, dies hodiernus attulit finem… » (Pères conscrits, le jour présent a amené la fin…).
Hodiernus (d’aujourd’hui, actuel) est la forme adjectivale de l’adverbe hodie (aujourd’hui), elle-même issue du dies (jour).
Ce dies hodiernus n’est donc rien d’autre que l’usage redondant du mot dies, sorte de sparadrap du capitaine Haddock qui, deux millénaires après, continue d’agiter les débats… Nul doute que, dans la bouche de Cicéron, cette répétition fut plutôt considérée comme une figure de style que comme un abus de langage.
Le hodiernus dies de Cicéron correspond ainsi au aujourd’hui français, et au al giorno d’oggi italien.
Toutes ces formulations sont redondantes mais expriment néanmoins une insistance sur le jour présent.
En revanche, en ajoutant au jour devant aujourd’hui, le français insiste encore plus lourdement… Est-ce une traduction littérale de l’expression latine ou italienne ?
Un héritage des italianismes du XVIe siècle ?
Depuis le XIIe siècle, le français a admis le mot aujourd’hui pour parler du jour présent.
Quant à notre au jour d’aujourd’hui, la première trace écrite attestée date de 1539. Nous la trouvons dans le Dictionnaire français-latin, de Robert Estienne, consultable sur Gallica :
« Le jour d’aujourd’hui : Hodiernus dies ».
L’italien et le français étant les deux langues les plus proches du latin, peut-on voir une corrélation entre les trois ?
Le contexte de l’époque, la Renaissance italienne, est intéressant.
D’un côté l’Italie est morcelée en principautés indépendantes, mais parlant toutes une même langue, depuis que Dante a imposé le toscan deux siècles plus tôt. Cette langue est l’italien que l’on parle encore aujourd’hui.
De l’autre côté, la France est unifiée mais elle est confrontée à un problème de pluralité de langues régionales. La langue administrative est donc le latin, jusqu’à ce que François Ier impose le français comme langue officielle (ordonnance de Villers-Cotterêts… en août 1539). Et c’est lors de cette même année que l’imprimeur royal Robert Estienne publie le premier dictionnaire français-latin dans lequel se trouve notre référence.
Or, les liens entre la France et les duchés ou cités-États italiens sont très étroits. Nous sommes en pleine période de la Renaissance, et l’italien est depuis quelque temps la langue internationale de la culture. François Ier, qui le parlait couramment, fit venir en France de nombreux artistes italiens, parmi lesquels Léonard de Vinci en 1516. L’influence italienne est telle que les mots italiens envahissent la langue française. Cette vague d’italianismes, comparable à l’invasion de l’anglais aujourd’hui, prend de telles proportions que de nombreux érudits français de l’époque initient un mouvement de défense de la langue française. On retrouve parmi eux Henri Estienne (fils de Robert Estienne), qui, en plus du latin et du grec, parle parfaitement italien. La plupart des italianismes seront alors effacés, mais beaucoup subsisteront, surtout dans les domaines de la musique et de la peinture.
Rappelons également que les « pères » de la langue italienne (Dante et Pétrarque) sont, comme tous les érudits de l’époque, des latinistes émérites. De plus, le français n’a pas la stabilité de l’italien. Un Italien aujourd’hui peut facilement lire et comprendre les écrits originaux de Dante (XIVe siècle), tandis que nous avons bien du mal, sans connaître l’ancien français, à lire Rabelais dans le texte.
Alors, abus de langage ou figure de style ?
Mais alors, au jour d’aujourd’hui vient-il de l’expression latine hodiernus dies ou de l’italienne al giorno d’oggi ?
Si l’expression est le résultat d’une traduction un peu trop littérale de l’expression latine ou italienne, alors nous pourrions la qualifier de barbarisme, et plus précisément de cacographie.
Mais peu importe, puisque l’expression est depuis bien longtemps « lexicalisée ». En revanche peut-on la qualifier de pléonasme, tautologie, périssologie, battologie… ? Bref, est-elle une figure de style ou un abus de langage ?
La meilleure preuve que l’affaire est difficile à trancher, c’est que même la nature du pléonasme ou de la tautologie divise : redondance fâcheuse ou expression d’une volonté d’insistance ? Tout le monde n’est pas d’accord.
Quant à notre expression, si Littré la condamnait, Alain Rey l’acceptait volontiers. Et d’illustres auteurs l’ont immortalisé dans leurs textes : Alphonse de Lamartine, George Sand, Maurice Genevoix…
Chacun peut donc avoir son avis. Parfois étonnant, comme celui de l’Académie française qui lui trouve une « résonance plaisante », mais suggère tout de même de la remplacer par aujourd’hui, ou ce jour, ou, beaucoup plus surprenant, par la tournure ancienne… Ce jour d’hui. Pas très modernes, les immortels…
Pour réconcilier les partisans et les opposants de cette expression décriée, nous pourrions, pour la qualifier, utiliser l’oxymore consensuel de « charabia intelligible ».
Les partisans de l’ « intelligible » vont plaider que « ça veut dire ce que ça veut dire » (battologie…). La battologie étant la répétition inutile et oiseuse d’un même terme, elle semble particulièrement bien appropriée pour qualifier notre expression…
Les autres – dont je fais partie – la ressentent comme un salmigondis nauséabond de prétentions linguistiques ampoulées symptomatiques d’une logorrhée indigeste (comme cette phrase, mais là c’est pour illustrer).
Alors, pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple : à ce jour reste de loin plus plaisant.
H.B.
Exposé très érudit ,bravo !