Pourquoi mon Criterium ne s’écrit-il pas critérium ?
Il est un outil qui m’accompagne au quotidien depuis bientôt trois décennies : mon porte-mine Criterium, ou plus simplement mon Criterium.
Un authentique, celui de la photo, en aluminium, avec son nom gravé sur l’une de ses six faces, ainsi que le numéro du modèle : Criterium 2 mm 2603, couleur argent. Un modèle si robuste que sa production perdure, près d’un siècle après sa première commercialisation.
Trivialement nommé « outil scripteur » par l’Éducation nationale, mon porte-mine de marque Criterium, puisqu’il fut ainsi baptisé lors de son lancement, pose à lui seul les questions du passage du nom propre au nom commun (antonomase), aussi bien sur un plan juridique qu’orthographique. Aujourd’hui, nous sommes en devoir d’écrire « un (porte-mine) Criterium, des (porte-mines) Criterium », le nom d’une marque déposée gardant ses spécificités invariables (majuscule initiale, respect de la graphie avec ou sans accent et absence de la marque du pluriel).
L’épineuse question des antonomases de marques déposées
Voilà donc trente ans que je m’interroge sur la question de sa lexicalisation.
Entre-temps, la Cour de cassation est venue légiférer sur ce qu’elle appelle la dégénérescence des marques (en clair : l’usage lexical d’un nom de marque est-il autorisé, et nuit-il à cette marque ?). Autant je pense être normalement doué d’une compréhension plutôt acceptable de la langue française, jusque dans certaines de ses subtilités les plus réjouissantes, autant la langue utilisée par l’administration juridique me laisse perplexe. Comme si elle se faisait un malin plaisir à me confronter aux limites trop vite atteintes de mes facultés cognitives. J’ai beau relire plusieurs fois les jugements, arrêts et autres décisions de justice, me rassurer en constatant que chaque mot employé ne recèle aucune difficulté de compréhension particulière, rien n’y fait : leur compréhension globale me semble aussi inaccessible que l’île de North Sentinelles. Et lorsque, enfin, un début d’entendement semble se dessiner dans mon cerveau embrumé, une exception – pompeusement appelée jurisprudence – vient y semer un trouble confusant. La justice et la langue française fonctionnent à l’identique : plus on pense la maîtriser, plus le doute s’installe. Mais, alors que, pour le français, la joie vient se mêler à la peine, en droit seule la peine subsiste…
Laissons donc de côté le juridique, le doute sémantique suffisant largement à mon quotidien torturé.
Qu’en est-il donc de notre antonomase ?
Si la caractéristique d’une antonomase est de perdre sa majuscule, cela ne peut pas être considéré comme la perte d’un titre de noblesse, mais plutôt le signe d’un adoubement populaire. De même que gagner des accents.
Mécène (Caius Maecenas) ne put que s’enorgueillir (du fond de sa tombe) de l’antonomase qui le vit devenir mécène, Poubelle et Sandwich peut-être un peu moins… Mais ces trois personnages n’ont pas déposé de brevet : ce sont les concepts qu’ils ont « proposés » qui ont pris leur nom, éliminant par là même la délicate question de la protection juridique. Frigidaire, Criterium ou encore Bic, pour des raisons diverses mais liées à un dépôt de brevet, nous obligent à considérer plus attentivement leur graphie…
Si Mécène a perdu sa majuscule et gagné des accents, notons toutefois que, à son époque (Ier siècle av. J.-C.), les Romains écrivaient en lettres capitales, sans espaces et sans accents. La raison est simple : le support d’écriture était alors le papyrus, matériau très fin qui nécessitait de tracer des signes plutôt droits pour ne pas le déchirer.
L’écriture adopte la minuscule vers le IVe siècle quand les Romains ont commencé à utiliser le parchemin. Ce dernier, plus solide, permettait d’écrire plus vite, mais il était aussi plus cher. Pour économiser l’espace, ils se sont mis à écrire avec des caractères minuscules liés entre eux.
C’est l’invention de l’imprimerie, au XVe siècle, qui ramena l’usage des capitales, et de la majuscule initiale. C’est aussi à cette époque que furent créés les accents. Robert Estienne, imprimeur de François Ier au début du XVIe siècle, inventa l’accent aigu.
Mon porte-mine Criterium, à l’histoire beaucoup plus récente, a-t-il une chance de devenir un critérium ? Tout dépend de son évolution commerciale…
Un porte-mine à mécanisme à embrayage, gomme et taille-crayon
En 1939, la fabrique de crayons Gilbert modernise le porte-mine dit « à embrayage », créé une dizaine d’années plus tôt par la société Caran d’Ache, et nomme son porte-mine « Criterium » (sans accent sur le e).
Le principe de l’embrayage est astucieux : en appuyant sur le poussoir amovible à l’extrémité du crayon, les griffes situées à l’autre extrémité se desserrent pour laisser coulisser la mine. En relâchant le poussoir, le mécanisme revient à sa position initiale, bloquant la mine. Comble d’ingéniosité, ce poussoir est amovible est contient une gomme à une extrémité, et un taille-mine à l’autre. Bien entendu, la mine est changeable. Une agrafe, elle aussi amovible, vient compléter l’attirail pratique de ce petit bijou.
À titre personnel, la gomme est intacte. En effet, peut-être pour conserver une trace de ma pensée primaire (peut-être devrais-je tenter l’auto-analyse), je ne gomme pas mais je rature (oui, il y a rature dans littérature, et, non, ne cherchez pas, c’est purement fortuit…).
Quant au taille-crayon, son usage est fréquent : une mine de 2 mm, en carbone, se taille souvent ; très souvent, même, si l’on souhaite conserver la finesse du trait. Cette pause, indispensable à l’écriture et bénéfique à la réflexion, procure autant de plaisir que celle qui voit le fumeur rallumer sa pipe de temps en temps. Ces moments aussi précieux que délicieux indisposent certainement l’impatient mais régalent l’épicurien. Trouver ici une analogie sémantique entre la taille (de la mine) et une autre acception de la « pipe » serait totalement fallacieux (voire fellacieux, pour tenter un néologisme opportun), mais néanmoins délectable…
Après la Deuxième Guerre mondiale, le succès du Criterium ne se démentit pas. La fabrique Gibert fusionne avec la maison Blanzy-Poure en 1950, pour devenir Gilbert & Blanzy-Poure, puis avec Conté en 1960, pour finalement être racheté par Bic en 1983, qui continue à produire le Criterium.
Mais pourquoi ce nom de Criterium ? Interrogée, la marque Bic n’a pas souhaité répondre à nos sollicitations. Bon, plus sobrement, j’ai envoyé un mail, resté sans réponse…
Une ressemblance, purement phonétique, entre les mots « critérium » et « écriture » pourrait nous mettre sur la piste de l’étymologie, mais ces deux mots n’ont pas du tout la même origine… L’homonymie est donc purement fortuite, à moins que le créateur de notre outil ait été un facétieux… ou un « ignorant » !
Une antonomase qui n’en n’est pas encore une
En effet, le mot écriture vient du latin scribere (« tracer, marquer avec le stylet, écrire ») et du grec graphein (même sens).
En revanche, le mot critérium vient du grec κριτη ́ριον (« discernement »), lui-même issu de krinein (« séparer, juger ») puis du latin criterium (le jugement). Ce mot fait son apparition dans la langue française dans le domaine de la philosophie : il fait référence au discernement par lequel on distingue le vrai du faux (en latin criterium : le jugement). Rousseau s’exprime ainsi : « Dans cette foule de sentiments différents, quel sera notre criterium pour en bien juger ?» (Discours sur les sciences et les arts, 1750). Depuis, le mot critère a pris la relève.
Au XIXe siècle, le critérium prend également le sens qu’on lui connaît aujourd’hui dans le sport. C’est une course permettant de sélectionner des concurrents : d’abord en hippisme, puis en cyclisme pour des courses d’un jour (et même la course à étapes de Critérium du Dauphiné, anciennement Critérium du Dauphiné libéré). Le rapport est évident : quel meilleur juge que la ligne d’arrivée ?
Le Critérium sportif prend logiquement, et dès le XIXe siècle, une majuscule, comme tous les noms communs qui deviennent un nom propre lorsqu’ils deviennent uniques : le Critérium de Lisieux, le Prix d’Amérique, le Tour de France, etc. Il garde une minuscule dans le cas où son intitulé n’est pas précisé : « le vainqueur du Tour de France participe fréquemment à un critérium d’après Tour ».
On peut alors parler d’antonomase inverse, dans le sens où un nom commun devient un nom propre… Mais aussi lorsque le nom propre (re)devient commun.
La trajectoire linguistique du critérium est semblable à celle du Frigidaire :
- Le mot latin frigidus (froid) donne son nom de l’appareil de la marque Frigidaire, lequel retrouve communément dans l’usage oral un emploi de nom (au début par abus de langage à la place de réfrigérateur).
- Le mot latin criterium donne son nom au porte-mine Criterium, avant de désigner plus communément n’importe quel porte-mine.
Mais, si les dictionnaires ou l’Académie ont finalement accepté la lexicalisation du frigidaire (généralement en rappelant qu’il s’agit d’une marque déposée), il n’en va pas de même pour le Criterium. Certes, la popularité de ce dernier n’égalera jamais celle du « frigidaire », mais tout de même : n’est-il pas étonnant qu’ils ne mentionnent même pas le « critérium » comme porte-mine au nom déposé de Criterium ?
Quel délai peut-on envisager ? Le mot va-t-il gagner l’accent que son créateur lui avait refusé ? Et quid du pluriel ?
L’écriture complexe des mots d’origine étrangère, et notamment latine
Car cette lexicalisation – inévitable mais qui tarde – pourrait présenter une complexité due à l’origine latine du mot…
En effet, avec l’utilisation des mots d’origine latine se pose la question de la majuscule, de l’accent, et de la marque du pluriel.
Comme toutes les antonomases, il semble ne pas faire de doute que le mot perdra sa majuscule, prendra l’accent aigu que la réforme de l’orthographe de 1990 lui enlèvera peut-être par anticipation (…), et prendra un s au pluriel : un critérium, des critériums.
Si cela semble évident, n’oublions pas que de nombreuses exceptions s’affranchissent des règles en vigueur. Les mots latins francisés prennent généralement la marque française s du pluriel, sauf certains mots déjà au pluriel en latin, comme les mots en a (des impedimenta, des errata… mais des médias !), ou les locutions (des post-scriptum, des curriculum vitae… mais des curriculums vitae avec la nouvelle orthographe).
De plus, tous les mots d’origine étrangère ne suivent pas la même règle… Ainsi, le pluriel de concerto est généralement admis comme étant des concertos (concerti étant qualifié par certains de « pédant »…). Mais alors, pourquoi des spaghettis ? Est-ce parce que le singulier spaghetto n’est jamais utilisé ? (Pour information, les pluriels des mots latins finissant en o restent en général invariables : des ego démesurés, des credo, des veto…).
Alors, c’est pour quand, mon critérium ?
Ainsi, mon Criterium est déjà une antonomase (de critérium à Criterium) qui tarde à en devenir une nouvelle (de Criterium à critérium). Les dictionnaires restent hésitants face aux utilisations potentiellement abusives des noms de marques.
La réforme de l’orthographe semble plus zélée à nous autoriser à écrire portemine à la place de porte-mine qu’à nous autoriser à écrire avec un critérium… À quand l’horrible taillecrayon au lieu de taille-crayon, ou stylofeutre pour stylo-feutre ? Finalement rien ne presse…
H.B.