« N’hésite pas à liker ! »

Ah, cette phrase… On la retrouve dans la bouche de tous les « créateurs de contenus » : au milieu des vidéos, à la fin des posts, sur les réseaux sociaux, au détour d’un tweet, dans le discours de tous ceux qui ont quelque chose à vous vendre, même si ce n’est que leur ego. Elle s’est imposée comme une ponctuation obligatoire, comme le mantra new-age de tout influenceur en quête de reconnaissance algorithmique, qu’il soit coach sportif en survêt fluo ou « intellectuel en loden, genre Nouvel Obs » (Renaud, Marche à l’ombre).

Devenu « incontournable » sur les réseaux sociaux, cet incantatoire « n’hésite pas à liker » est un petit bijou d’absurdité qui réalise le tour de force de concentrer en quelques mots la familiarité présomptueuse du tutoiement, l’invasion linguistique de l’anglicisme, et surtout le paradoxe incongru de l’injonction à ne pas hésiter.

La formule connaît un tel succès que, pour rompre la monotonie de son inlassable répétition, elle se décline désormais en de multiples variantes : « Un petit clic, ça fait toujours plaisir » (plus chaleureux, moins directif), « Pense à liker si ça t’a plu ! » (suggestion douce, sans insistance), « Si tu veux soutenir mon travail, tu peux liker ou partager » (on propose, on n’impose pas, mais on sous-entend que ne pas soutenir, c’est condamner…), ou encore, dans sa version complète : « J’espère que cette vidéo t’a plu. Si c’est le cas, n’hésite pas à liker et à t’abonner… »

Pour commencer, il y a ce tutoiement, omniprésent, devenu la norme chez tous les créateurs de contenu qui, pour créer un climat de sympathie illusoire, cherchent à instaurer un climat de connivence : « N’hésite pas ». Comme si la personne derrière son écran te connaissait et te tapotait l’avant-bras pour t’encourager à cliquer sur le pouce bleu. Cette familiarité est présomptueuse : vous ne vous connaissez pas, vous ne vous êtes jamais serré la main, tu ne sais même pas où il vit, mais lui sait déjà que tu peux hésiter et il prend la liberté de t’en dissuader. C’est le tutoiement faussement bienveillant du marketing relationnel : pas celui du copain de trente ans, mais celui du community manager qui veut faire de toi un membre à part entière de la « commu »…

Et puis, il y a ce verbe : « liker ». Un anglicisme devenu plus français que « aimer ». On ne dit plus « j’aime », on « like ». La langue française, pourtant si riche, s’est laissée envahir sans résistance par ce vocabulaire de la Silicon Valley : « liker », c’est du globish de supermarché, comme si « aimer » était trop fort, trop engageant. Le « like » semble une émotion distincte, un affect hybride, à mi-chemin entre l’approbation tiède et la reconnaissance passive. Une sorte d’amour édulcoré.

Intrinsèquement, la formule recèle un paradoxe, quasiment un oxymore. Dire « n’hésite pas à liker » suppose que l’acte de liker devrait être naturel, spontané, presque instinctif, dans la même veine que « N’hésite pas à dire ce que tu penses. » Or, l’hésitation n’est pas un choix, c’est un état. Dire « n’hésite pas », c’est comme dire « n’aie pas mal » à quelqu’un qui se cogne l’orteil. Il s’agit bien d’une injonction, dont l’intention est discutable : donner l’ordre de ne pas hésiter à liker, c’est ordonner de liker… C’est bien ce que démontre cette étrange politesse de l’impératif – « N’hésite pas » –, comme si l’hésitation était une maladie honteuse dont il faudrait se débarrasser. Comme si, dans le fond, cliquer sur un pouce bleu était un acte de bravoure, un saut dans l’inconnu, un engagement politique. On imagine le spectateur, la main tremblante au-dessus de la souris, paralysé par le doute existentiel : « Vais-je liker ? Suis-je prêt à franchir ce pas ? » Mais, grâce à cette injonction rassurante, tout devient possible. « N’hésite pas », c’est le « vas-y, fonce » appliqué à l’acte le plus anodin qui soit.

Cette injonction trahit donc une réalité : on veut te convaincre de passer à l’acte, preuve que ce n’est ni automatique ni anodin. La formule, sous couvert de convivialité, cache une mécanique de manipulation douce, où la liberté du consommateur est instrumentalisée au profit d’une logique algorithmique et marchande. Pour le sceptique, la véritable liberté consiste justement à hésiter, à douter, à choisir en conscience… et à refuser les injonctions, même les plus anodines. Nous demander de « ne pas hésiter », c’est nous demander de ne pas penser, alors que, précisément, un vrai créateur de contenu devrait nous inspirer à réfléchir davantage. Cette formule trahit la vraie nature de celui qui l’emploie : il ne cherche pas notre assentiment éclairé mais notre soumission algorithmique.

Parce que le like n’est pas neutre. Il est devenu une unité de mesure économique, une monnaie de visibilité. Il nourrit l’algorithme. Il le dresse, lui apprend ce qu’il doit montrer aux autres. Le like est un vote et, comme tout vote dans une démocratie biaisée, son abstention favorise les pires candidats : influenceurs en mal d’identité, pseudo-coachs de vie, etc. Et pourtant, le like ne coûte rien et, surtout, il n’engage à rien. C’est même ce qui le rend si précieux aux yeux des créateurs de contenu : il est si facile à obtenir qu’il est devenu une monnaie d’influence. On ne vous demande pas de vous abonner, de partager, encore moins de réfléchir. C’est une tyrannie douce qui recherche le plébiscite permanent. On ne vous demande même pas si le contenu vous a plu – ce qui serait déjà présomptueux –, mais juste un petit clic : allez, soyez sympa… On pose d’emblée que vous devez manifester votre satisfaction par un geste codifié de validation sociale. Ainsi, le like n’est plus la récompense du talent, c’est devenu un dû, presque une politesse élémentaire. Au fond, « n’hésite pas à liker », c’est le symptôme d’une époque où tout doit être validé, noté, aimé, partagé. Où l’on ne regarde plus pour le plaisir, mais pour la récompense du clic. Le like est devenu la monnaie de notre attention, et le « n’hésite pas » son prélèvement automatique.

La perversité du système algorithmique ne s’arrête pas là, et la réalité économique nous place rapidement dans une position schizophrénique. Si on like ou commente un contenu, l’algorithme va le favoriser, le mettre en avant, le rémunérer. Cette mécanique crée un cercle vicieux : plus un contenu est liké, plus il est visible, plus il génère de likes, indépendamment de sa qualité intrinsèque. Alors, si nous voulons voir émerger des vidéos de qualité sur des sujets intéressants, devons-nous jouer le jeu de l’algorithme et liker ? Si nous refusons de cautionner la logique du like, nous risquons de voir disparaître ce que nous apprécions au profit de contenus plus racoleurs. D’où une véritable hésitation : liker, c’est soutenir un système que l’on critique, mais s’abstenir, c’est risquer de voir le pire triompher. Et l’on devient complice d’un système que l’on méprise, par nécessité tactique…

Pire, quand on sait que les plateformes rémunèrent ou mettent en avant ce qui est liké, il ne faut pas longtemps pour comprendre que le créateur s’adapte. Il reproduit ce qui plaît, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des copies conformes de ce qui a déjà marché. Ainsi, le like produit du mimétisme. Il encourage la copie, le recyclage, la tendance à surfer sur l’air du temps sans jamais vraiment le questionner. Une vidéo qui fait deux millions de vues verra son modèle cloné à l’infini, jusqu’à l’épuisement. L’originalité devient un risque économique. La subtilité, apanage d’une pensée nuancée, est un suicide algorithmique.

Cette situation nous force donc à « hésiter » réellement : certes, le principe même du like est insupportable de superficialité, mais la réalité de l’algorithme pousse à liker pour sauver ce qui peut l’être. On oscille entre principe et pragmatisme, entre dignité intellectuelle et efficacité du système

Mais, au final, pour un esprit sceptique, l’injonction « n’hésite pas » reste incontestablement une provocation insupportable. Le doute, l’hésitation, la réflexion sont des vertus philosophiques. Personnellement, en tant que sceptique authentique (au sens philosophique grec du terme), douter fait partie de ma nature. « Épochè » (ἐποχή), cette suspension du jugement que pratiquaient les Pyrrhoniens, n’est pas de l’indécision mais de la sagesse : j’hésite parce que ma nature est de penser, d’hésiter, puis de décider, dans cet ordre logique. Cette hésitation n’est pas de la faiblesse, c’est de la méthode. Après le « cogito, ergo sum » de Descartes, devrait suivre un « dubito, ergo sum », puis un « ago, ergo sum ».

Or, le créateur de contenu te demande ici d’agir sans réfléchir, d’obéir à une mécanique sociale et économique, sans passer par l’étape du questionnement. Cette formule gomme la complexité du choix individuel au profit d’un automatisme collectif. « N’hésite pas » signifie littéralement « ne réfléchis pas », « ne pèse pas le pour et le contre », « agis impulsivement ». C’est exactement l’inverse de ce que devrait nous inspirer un contenu de qualité, qui mériterait justement qu’on s’y arrête, qu’on y réfléchisse, qu’on hésite avant de porter un jugement. Le créateur qui te demande de « ne pas hésiter » te manipule consciemment. Il sait que ton like n’est pas un gage de qualité, mais un carburant pour son référencement. Il transforme ton engagement en monnaie d’échange, ton attention en capital. Il ne cherche pas ton assentiment réfléchi, ton jugement, mais ta soumission algorithmique, ton clic. Il ne respecte pas ton intelligence, il exploite ta paresse intellectuelle.

Et ça marche… Car qui, aujourd’hui, hésite encore, franchement, à liker ? Qui est encore rongé à ce moment précis par un doute existentiel ? Qui se pose la question métaphysique de l’engagement numérique : « Est-ce que ce contenu mérite vraiment mon approbation numérique ? Et si je me trompais ? Et si je cliquais trop tôt ? » Pas grand monde… L’hésitation, dans ce contexte, n’existe plus…

Un monde idéal serait donc un monde dans lequel le créateur de contenu aurait la décence de ne rien mendier. Dans lequel il ne ferait que proposer du contenu. Mais non, il faut qu’il invite au « like », il faut que ce soit « tu », il faut que l’hésitation soit proscrite. Comme si l’hésitation était l’ennemie du rendement. Alors, la prochaine fois qu’on vous dira « n’hésite pas à liker », hésitez, justement. Hésitez longuement, intensément. Prenez votre temps. Réfléchissez. Car finalement, l’hésitation, c’est peut-être le dernier territoire de liberté dans cette tyrannie du like. Hésiter devient alors un acte de résistance. La vraie rébellion, aujourd’hui, c’est peut-être de continuer à hésiter. De prendre le temps de la réflexion dans un monde qui nous somme d’être réactifs. De refuser l’injonction à l’engagement immédiat. De garder notre droit au doute, à la nuance, à la complexité.

Peut-être qu’en hésitant, on finira par retrouver le goût du vrai, du gratuit, du désintéressé. Ou alors, on cliquera quand même, par habitude, et tout recommencera. Parce que jamais la nature de l’homme ne changera.

H.B.

S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires